Point de vue socioculturel
La couleur locale
Pour traiter de la peinture des moeurs romaines dans Quo Vadis ? , nous allons nous appuyer sur un article d'émile Faguet paru dans la Revue des Deux Mondes le 1er mars 1900, intitulé « La Renaissance du roman historique ». Dans cet article théorique, il n'est pas question de Quo Vadis ?, mais du roman historique en général. Faguet, ayant remarqué le retour en France du roman historique, s'interroge : « Et maintenant, comment, dans l'état actuel des esprits, dans les conditions actuelles du goût, le roman historique peut-il réussir?note 1 » L'auteur expose les grandes conditions qui, selon lui, sont essentielles au bon « fonctionnement » du roman historique. Nous reviendrons plus tard sur les premières conditions. Nous sommes intéressés ici par la dernière qui concerne la peinture des moeurs. Faguet distingue deux éléments :« la couleur locale » et les « moeurs ». Il s'explique ainsi, en parlant des auteurs de romans historiques :
« Qu'ils soient experts en couleur locale et fins archéologues comme un Walter Scott, voilà déjà qui est plus pertinent à leur dessein et voilà ce qu'ils ne doivent nullement négliger ; mais ce qu'ils doivent considérer comme secondaire encore, accessoire, et simple ornement très utile. Qu'enfin ils étudient les moeurs des anciens hommes ; voilà le très difficile et voilà le principalnote 2 . »
Considérant ces deux notions comme essentielles, nous allons tenter de respecter la différenciation établie par émile Faguet. Dans un premier temps, nous nous consacrerons à l'étude de la « couleur locale » dans Quo Vadis ?, puis nous analyserons le tableau des « moeurs » érigé par Sienkiewicz.
Il convient d'abord de redéfinir ce que Faguet entend par l'expression « couleur locale ». Selon ses propres termes, il s'agit d'une « couleur historique » qui est « faite de costumes, de gestes, de formules de style, de menus habitudes et usages et d'architecture et d'ameublement note 3 ». Cela signifie que le roman historique doit offrir au lecteur la reconstitution la plus exacte et la plus complète possible de la période dans laquelle l'action se déroule. Cependant, notons que si la couleur locale est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Il faut comprendre que son rôle est de garantir au décor son authenticité. Par conséquent, elle « n'est pas pour combler un vide, elle est pour colorer des surfacesnote 4 ».
Dans Quo Vadis ?, Sienkiewicz parvient à donner à son récit cette fameuse couleur locale, en peignant avec minutie la vie quotidienne des Romains du siècle de Néron. L'auteur aborde de très nombreux aspects : les organes du gouvernement, l'armée, les cultes religieux, l'architecture, les costumes, la vie de société, les spectacles... Il nous semble peu judicieux de passer en revue tous ces thèmes dans l'unique but de montrer comment Sienkiewicz rend son récit authentique. Nous avons donc choisi d'analyser quelques exemples précis illustrant des aspects divers de la société romaine.
L'auteur dresse un portrait de la population de Rome lorsque Pétrone et Vinicius traversent le forum. C'est sur le caractère hétéroclite de cette foule que l'auteur a choisi de mettre l'accent. La description montre d'abord les diverses activités des Romains :
« Des marchands vendaient à grands cris des fruits, du vin ou de l'eau mélangée au jus des figues. Des charlatans clamaient la vertu de leurs drogues ; des devins, des découvreurs de trésors cachés et des interprètes de songes vantaient leur artnote 5 . »
Cette foule apparaît aussi comme un peuple aux origines très diverses : il est dit que l'on entend parler le grec aussi bien que le latin. La population n'est donc pas seulement composée de « vrais » Romains :
« On voyait là des nègres d'Ethiopie, des géants aux cheveux blonds, issus des contrées vagues du Nord, des Bretons, des Gaulois et des Germains, des Sères aux regards obliques, des hommes des bords de l'Euphrate et des hommes des bords de l'Indus, la barbe teinte en rouge brique, des Syriens riverains de l'Orontenote 6 [...] »
Ces descriptions qui sont pourtant des clichés, plongent le lecteur au coeur de la vie antique, au coeur du peuple romain que l'on sent vivre autour des personnages principaux. La foule bruyante et agitée du forum romain est aussi celle que nous retrouvons lors de l'incendie. Sienkiewicz la représente alors par une série de synecdoques : elle n'est plus que « mains levées », « yeux enflammés », « faces en sueur » et « bouches hurlantes et écumeusesnote 7 ». Cette technique de description permet à l'auteur de mettre l'accent sur l'horreur de la situation, et surtout de mettre en relief la masse terrifiée, grouillante et menaçante.
Sienkiewicz donne vie au passé en recréant un monde qui semble authentique. Pour que l'effet de réel soit efficace, il s'attache à dépeindre le moindre détail significatif de l'époque antique. C'est ainsi qu'il accorde une attention particulière, dans son récit, à la toilette des Romains et surtout des Romaines : costumes, coiffures, parures, fards et parfums sont évoqués. Au Palais de Néron, Acté montre à Lygie « les toges à bords larges des sénateurs, leurs tuniques de couleur, leurs sandales ornées de croissantnote 8 ». La jeune fille, elle-même vêtue d'une tunique dorée recouverte d'un peplum (manteau), apercevra lors du festin la tunique améthyste de l'empereur. Les coiffures des dames sont « semblables à des noeuds de couleuvres, à des pyramides, ou simplement copiées sur celle des statues de déesses, très basses sur le front et ornées de fleursnote 9 ». Les bijoux complètent leur toilette : Poppée porte par exemple un collier de perles lors du festin. Enfin, les poudres servant à donner un éclat doré aux cheveux, mais aussi les odeurs enivrantes de safran, de verveine, et de fleurs s'ajoutent à ce précieux tableau de la toilette romaine. L'auteur cède donc à de nombreuses descriptions des coutumes antiques.
Dès le début du roman, dans le premier chapitre intitulé « Chez Pétrone », le lecteur découvre une facette des us romains avec la scène du bain. Les citoyens les plus riches disposaient de leurs propres bains, alors que les autres se rendaient aux thermes de la ville. Dans le roman, nous assistons au bain de Pétrone, et simultanément nous découvrons l'intrigue (Vinicius entretient son oncle à propos de son amour pour Lygie). C'est donc parallèlement au dialogue entre les deux hommes que les différentes étapes du bain sont exposées. D'abord, Pétrone se rend dans le laconicum , il s'agit de la première salle de bains chauds dans laquelle le Romain subit une sudation. Puis, alors que Vinicius se présente chez son oncle, nos deux héros se font conduire au tepidarium , c'est à dire aux bains tièdes. Après une longue conversation, ils passent au frigidarium , aux bains froids, puis se retrouvent dans l'unctorium où ils se font masser. Il est intéressant de souligner l'emploi dans le texte des termes latins pour désigner les différentes étapes du bain.
Ce vocabulaire, attestant d'un gage d'authenticité, est en réalité employé en permanence dans Quo Vadis ?. Le chapitre 56, lui-même intitulé en latin « Ludus matutinus », relate une autre activité fréquente des Romains, celle d'assister aux spectacles donnés dans les amphithéâtres. Les jeux organisés par Néron se déroulent alors au Colisée : Sienkiewicz utilise encore une fois un lexique latin pour désigner les différentes composantes de l'amphithéâtre. Il est ainsi question du velarium que l'on tire pour protéger les spectateurs du soleil, des vomitaria , (dégagements par où s'écoule la foule), du spoliarium où l'on traîne les gladiateurs tués, ou encore des cuniculi (galerie sous les gradins qui conduit à l'arène). Notre auteur insiste également sur divers aspects des jeux, comme sur les différentes sortes de gladiateurs :
« On dissertait sur les gladiateurs, qui devaient précéder les chrétiens dans l'arène et, tandis que les uns prenaient parti pour les Samnites ou les Gaulois, les autres soutenaient la chance des mirmillons, des Thraces ou des rétiairesnote 10 . »
Ainsi, ces détails parsemés dans l'intrigue sont l'expression même de la couleur locale, selon la définition d'émile Faguet. Cependant, cette profusion de détails se fait au détriment d'une certaine artificialité qui en découle. A trop vouloir tout dire et tout décrire, le livre peut paraître parfois finalement banal et convenu. Sienkiewicz a souhaité, en réalité, immerger le lecteur dans le passé, et surtout, le réconforter, lui donner du plaisir en lui faisant lire ce qu'il connaît déjà. C'est ce qu'a remarqué Camille Mauclair :
« C'est précisément ce manque d'originalité qui a fait le succès de Quo Vadis ?. C'est une compilation mélodramatique. Elle a flatté la vanité du public moyen avec une habileté rare en lui donnant l'immense joie de penser qu'il savait déjà tout ce qu'on lui racontait lànote 11 [...] »
Sienkiewicz passe ainsi en revue de (trop) nombreux éléments qui garantissent au récit sa couleur locale. Mais selon Faguet, un roman historique ne doit pas se contenter d'exprimer cette couleur locale, il doit aussi donner une représentation exacte des moeurs.