Point de vue socioculturel

Les moeurs

Voyons d'abord comment émile Faguet définit le terme « moeurs » :

« [...] des tours d'idées différents, des préjugés différents, des procédés différents dans le commerce des hommes entre eux, des manières différentes d'exprimer, d'avouer aux autres ou à soi-même ou de dissimuler à soi-même ou aux autres les passions éternelles, un point d'honneur différent, et, nonobstant que la vanité et l'orgueil soient éternels, une manière sensiblement différente d'être orgueilleux et d'être vains, et vous pouvez poursuivre et compléter ; voilà ce qui est moeursnote 1 [...] »

Il est intéressant de bien comprendre la différenciation qu'établit l'auteur entre la « couleur locale » et les « moeurs ». Il semble que la « couleur locale » soit une sorte de couche en surface, superficielle, qui donne au récit une apparence d'authenticité alors que la peinture des « moeurs » semble davantage concerner les personnages en profondeur. Nous allons donc essayer de démontrer en quoi Sienkiewicz parvient à rendre son roman vraisemblable en s'attachant non plus à la couleur locale mais aux moeurs romaines.

Les personnages qui peuplent Quo Vadis ? s'expriment d'une manière singulière. Sienkiewicz a fait en sorte que leur langage révèlent leur origine, leurs croyances, leur civilisation. Tout d'abord, les interjections sont relativement fréquentes. Pétrone s'exclame « Par Bacchus ! », ou bien « Par les Charites aux blanc genoux ! », Vinicius s'écrit « Par Zeus assembleur de nuées » et Néron dit « Par Hercule » . Ces exclamations, qui sont la marque d'un certain caractère romain, ne sont pas les seules caractéristiques langagières des personnages. Ils s'expriment aussi par des expressions en latin qui sont naturellement insérées dans leur paroles. Lors du festin chez Néron, Vinicius s'adresse à Lygie pour lui dire qu'elle est beaucoup plus belle que Poppée qui vient de faire son entrée. Il lui dit : « Tu ne te connais pas toi-même, ocelle mi. Ne la regarde pas ! Tourne tes yeux vers moi, ocelle mi ! note 2 » L'expression « ocelle mi » est une marque de tendresse. Nous pouvons faire un parallèle ici avec le poète Catulle, qui, dans ses poésies, s'adressant à la femme qu'il aime nommée Lesbie, emploie ce diminutif affectueux pour la désigner. Encore une fois, par ce procédé qui consiste à mettre en littérature ses connaissances sur la vie antique, Sienkiewicz veut créer l'illusion réaliste.

L'auteur respecte un certain « esprit » romain lorsqu'il fait parler ces personnages. Il préfère ainsi garder le terme latin « Fatum » plutôt que le traduire afin de donner plus de force au mot et à sa signification. De même, lorsque la foule apparaît en masse, elle clame sa fureur en latin. Lors du départ de Néron vers Antium, son cortège défilant dans les rues de Rome, le peuple crie à l'empereur « Nero matricida ! » et à Poppée « Flava coma !note 3 ». Cela met en valeur l'intensité de ces propos, et les rend plus cinglants. Pour créer l'illusion de la vie, Sienkiewicz a donc accordé un soin particulier au langage des personnages. Il est intéressant de noter qu'il s'est préoccupé non seulement des propos tenus par les Romains, mais aussi de ceux tenus par les chrétiens, qui, ne l'oublions pas, font partie de ce décor antique. La description des moeurs des chrétiens passe elle aussi par le langage. Nous mettrons cette remarque en lumière grâce à un extrait tiré du chapitre 45 intitulé « Dans les catacombes ». Il s'agit des paroles de l'apôtre Pierre s'adressant aux chrétiens alors que Rome est en flammes :

« Pourquoi vous alarmer en vos coeurs ? Lequel de vous devinera ce qui peut lui arriver, avant que l'heure ne soit venue ? Le Seigneur a puni par le feu Babylone, mais sur vous que purifia le baptême, sur vous dont les péchés furent rachetés par l'Agneau, s'étendra Sa Miséricorde. Et vous mourrez avec Son Nom sur vos lèvres. La paix soit avec vous !note 4 »

Comme nous venons de le voir, Sienkiewicz accorde une place importante au langage dans la peinture des moeurs de la population du siècle de Néron. Dans cet objectif de vraisemblance, l'auteur a également inséré dans son roman plusieurs lettres, écrites par les personnages principaux, Pétrone et Vinicius. La correspondance par lettres est à l'époque le seul moyen de communiquer lors des voyages. Nous avons, dans le roman, la correspondance entre Pétrone et Vinicius d'une part, et d'autre part, deux lettres de Vinicius adressées à Lygie. Nous pouvons remarquer que Sienkiewicz insère quelques formules caractéristiques de l'esprit romain comme « porte-toi bien », « que les dieux te gardent en bonne santé », mais aussi des termes affectifs comme « carissime ». Ces expressions plutôt banales révèlent, encore une fois, un certain excès dans les descriptions, que l'auteur veut exhaustives, mais qui deviennent par conséquent peu enrichissantes.

Une autre manière pour le lecteur de découvrir les moeurs romaines consiste à écouter les sujets de conversations des personnages. En effet, ces bavardages doivent être révélateurs d'un peuple, d'une mentalité et d'une époque. A plusieurs reprises, les conversations tournent autour du songe. Dans l'Antiquité, les rêves sont souvent considérés comme un moyen d'annoncer le futur, ils sont donc primordiaux dans la vie quotidienne des Romains. Lors du banquet chez Néron, les convives abordent ce sujet, et une anecdote est racontée. Nous apprenons comment un proconsul sceptique a voulu mettre au défi le devin Mopsus. Il donne à son esclave une enveloppe fermée et lui ordonne de passer la nuit dans le sanctuaire de Mopsus afin d'avoir un rêve prophétique. L'esclave annonce à son maître le lendemain qu'il a eu un songe dans lequel il a vu apparaître un jeune homme lui disant un seul mot : « noir ». Le proconsul est stupéfait : dans l'enveloppe se trouvait une lettre qui posait la question suivante : « Quel taureau dois-je offrir en sacrifice, un blanc ou un noir ?note 5 »

Cette anecdote montre que la croyance en les rêves est un fait répandu et ancré dans les mentalités. Vinicius lui-même avoue avoir passé une nuit dans ce même sanctuaire : Mopsus lui a annoncé que sa vie serait bouleversée par l'amour... Plus tard, c'est au tour de Pétrone de voir en rêve la jeune Lygie amoureuse de Vinicius. Les exemples ne manquent pas pour affirmer que les songes font partie des moeurs romaines. On les vit, on les raconte, on les interprète, on les attend ou on les redoute.

Ainsi, par la peinture des moeurs d'une société antique, Sienkiewicz s'est appliqué à rendre son roman vraisemblable. Il a su faire revivre le passé et créer une sensation de vérité : il semble avoir atteint un des objectifs qu'il s'était fixé. Nous pouvons citer l'auteur lui-même, dans une lettre qu'il a écrite à sa belle-soeur en février 1895 :

« Je vis depuis longtemps dans une énorme tension de toutes mes facultés, car ce que j'écris est difficile et d'un style si élevé que personne aujourd'hui ne fait rien de pareil. Mais c'est justement pour cela qu'il faut rester tendu, pour atteindre la vérité et une impression de réaliténote 6 ... »

Sienkiewicz est donc parvenu à créer l'illusion de la vérité, c'est à dire à faire croire au lecteur que son roman, c'est de la vie, plus que de la littérature. Il faut garder à l'esprit que Sienkiewicz est avant tout un romancier et que Quo Vadis ? est un roman historique. Le romancier se distingue de l'historien par cette aptitude à disposer librement des faits, caractères e t situations du passé. Il peut opérer des choix, passer sous silence, regrouper, mettre l'accent. Il navigue dès lors entre deux bords : la matière historique et l'imagination créatrice. Nous allons donc nous intéresser à la façon personnelle et originale dont Sienkiewicz a choisi de ressusciter un pan de l'Antiquité.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux