Poétique de la restitution

L'imagination créatrice

L'étroite imbrication entre la fiction et l'histoire

Nous avons précédemment mis en valeur la qualité des informations données par Sienkiewicz concernant l'Antiquité ainsi que la place conséquente réservée au référent historique. L'auteur a, en effet, créé l'illusion de la réalité en évoquant un grand nombre de faits, de lieux, de personnages qui ont un référent dans le réel. Il faut comprendre qu'il est parfois difficile pour le lecteur non expert, de déterminer ce qui a un référent attesté dans le réel de ce qui n'en a pas et est purement fictif. Selon Claudie Bernard, «là ou l'amateur d'Histoire peut légitimement se laisser prendre au « vrai », le lecteur de roman, fût-il historique, balance sans cesse entre tentation d'adhérer tout uniment aux aventures décrites et appréciation de l'artifice, du « semblant littérairenote 1 ». Nous allons donc tenter de montrer comment Sienkiewicz mêle intimement faits attestés et faits inventés, l'illusion réaliste se trouvant renforcée par ce procédé.

Nous l'avons constaté dans notre première partie, les détails historiques livrés dans Quo Vadis ? sont nombreux. Or, si le roman se résumait à cette succession de détails, ce ne serait justement pas un roman mais une historiographie. Nous pouvons donc affirmer, selon l'idée de Paul Ricoeurnote 2, que l'histoire est une suite chronologique d'évènements et que c'est le roman, et plus particulièrement l'intrigue romanesque, qui se charge de transformer ces événements en histoire. Ce procédé de « mise en intrigue » permet de lier des faits isolés, de transformer une succession en durée, de créer un tout organisé. Le romancier est donc celui qui écrit l'histoire, qui la met en forme. Mais le roman est contraint, par nature, de choisir, de concentrer l'histoire. Dès lors, il faut tenir compte des transformations opérées par l 'écriture et des possibles déformations engendrées par le principe même de la création romanesque.

Sienkiewicz n'a pas hésité à développer certaines données historiques et à inventer un univers à partir d'un détail ou d'une information. Il est vrai que pour la période antique, nous ne disposons pas de nombreux documents sur certains faits ou certaines personnes. L'auteur a donc mis son imagination au service de son oeuvre et de l'histoire, il a su faire revivre le passé sans s'éloigner de la vérité du typique. C'est ainsi qu'il s'est intéressé au personnage de Pomponia Graecina, dont il est question dans les Annales de Tacite au livre XIII. Chez l'historien latin, nous ne savons que peu de choses de cette Pomponia, qui passe presque inaperçue à la lecture des Annales. Il nous est seulement dit :

« Et puis Pomponia Graecina, une dame de la noblesse, mariée à Plautius,[...] fut accusée de superstition étrangère et déférée au jugement de son mari ; et lui, selon la coutume antique, connut de cette affaire, qui mettait en jeu la vie et la réputation de son épouse, en présence de leurs proches, et il la déclara innocentenote 3 »

Ainsi, de cette vague information, Sienkiewicz a conclu à la conversion chrétienne de Pomponia, de toute sa famille et de toute sa maisonnée. Il s'est inspirée d'une seule phrase de Tacite pour créer un personnage de son roman : il lui fait jouer le rôle de la femme qui a recueilli la jeune Lygie, principale héroïne féminine de Quo Vadis ?. Alors que chez Tacite, le personnage de Pomponia est peu conséquent, chez Sienkiewicz, il occupe une place plus considérable.

Nous pouvons également affirmer que Sienkiewicz s'est parfois servi de sources historiques plus vastes et plus précises pour son roman. Mais même s'il doit beaucoup aux historiens, notre auteur a su faire preuve d'une imagination puissante en faisant revivre au lecteur, l'incendie de Rome notamment, décrit essentiellement par Tacite et évoqué par Suétone. Alors que la description de l'incendie n'occupe que quelques paragraphes chez les historiens latins, elle occupe plusieurs chapitres dans Quo Vadis ? L'auteur a véritablement enrichi les données historiques, il a imaginé en grande partie comment l'incendie a ravagé la ville et a semé la terreur dans la population. Le héros, Vinicius, part à la recherche de Lygie et traverse la ville en flammes. Il se trouve ainsi au coeur de l'incendie et c'est ce qui permet à Sienkiewicz de décrire l'événement de l'intérieur. Nous pouvons citer un passage significatif de l'imagination « historique » de notre auteur :

« L'incendie semblait le poursuivre de son souffle enflammé, tantôt le cernant de nuages de fumée, tantôt le couvrant d'étincelles qui lui tombaient sur les cheveux, le cou et les vêtements. Sa tunique commençait à brûler lentement à plusieurs endroits, mais il n'y prenait pas garde et continuait sa course dans la crainte d'être asphyxié. Dans la bouche, il avait le goût de la fumée et de la suie ; sa gorge et ses poumons étaient en feu.note 4 »

Nous constatons à quel point Sienkiewicz a dépeint la situation dans ce qu'elle a de plus vif et de plus concret. On dirait, selon l'expression très juste d'Henry de Montherlant, que le « romancier a vunote 5 », qu'il a assisté à la catastrophe et qu'il a noté les plus infimes détails. Cette capacité à ressusciter le passé avec force et à donner une illusion parfaite de la réalité, a été louée par de nombreux critiques littéraires. Edmond Lemaigre a affirmé à propos de Sienkiewicz : « De quelques lignes de Suétone ou de Tacite, qui sont comme le fil conducteur de ses développements, il a su tirer des scènes vivantes, des tableaux admirables note 6 ». Ainsi, l'imagination de Sienkiewicz s'est librement exprimée. Même si parfois l'auteur s'écarte consciemment de la première réalité historique, jamais la vraisemblance du récit n'est remise en cause. L'imagination créatrice est celle « qui invente, qui brode, qui peint et qui [...] doit inventer dans un esprit conforme à la vérité que le travail documentaire a fait trouvernote 7 . »

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux