La réécriture

Dans Quo Vadis, la mythologie a joué un rôle non négligeable. L'imagination créatrice de l'auteur s'exprime ainsi à travers la réécriture de certains mythes antiques. L'auteur s'inspire directement du mythe d'Hercule et de Dircé, mais en premier lieu, le chapitre 2, intitulé « Chez Aulus Plautius », permet d'évoquer la rencontre d'Ulysse et de Nausicaa. En effet, Vinicius et son oncle se rendent chez Aulus et là-bas, Pétrone fait la connaissance de Lygie pour la toute première fois. Alors que cette dernière se rend dans le triclinium, Pétrone en profite pour la saluer :

« Et comme il ne lui avait pas encore adressé la parole, il se leva, s'inclina devant elle, et dit les paroles dont Ulysse salue Nausicaa : « Je suis à tes genoux…déesse ou mortelle… Si tu es l'une des mortelles qui demeurent sur la terre, Trois fois heureux ton père et ta mère vénérée, Trois fois heureux tes frères …note 1 »

En réponse, Lygie parle dans les termes de Nausicaa : « Etranger, tu ne sembles pas un homme de basse naissance ou de peu d'esprit… ». Cette rencontre entre Pétrone et Lygie se joue selon les propres mots d'Homère, que l'on retrouve dans l'Odyssée, au chant VI. Si Sienkiewicz a choisi d'évoquer ce passage devenu mythique, c'est pour mieux mettre en relief une scène de son roman apparemment anodine. A cette étape du roman, nous ne connaissons pas encore Lygie, nous savons seulement ce que Vinicius a appris à son oncle. Il s'agit donc des premières paroles de la jeune fille. Pétrone, tout comme le lecteur, pense que, par ses paroles empruntées à Homère, il va simplement intimider Lygie, ou tout au plus, la surprendre. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui récite les paroles de Nausicaa. Nous découvrons ainsi pour la première fois la personnalité de la jeune Lygienne à travers son ardeur et son érudition.

Nous comprenons que le mythe joue ici un rôle dans la structure même du récit, puisqu'il est le canevas sur lequel se tisse la rencontre entre deux personnages. Dans cet épisode, la référence homérique est clairement reconnue et avouée par le narrateur. Cependant, ce ne sera pas le cas pour les autres mythes sur lesquels Sienkiewicz tisse son histoire. Un des personnages du roman, qui se nomme Ursus, trouve son prototype dans un mythe, celui d'Hercule. A cause de son physique hors norme il est surnommé Ursus, ce qui signifie « ours » en latin… Ursus fait donc figure de géant par sa stature monumentale, sa force physique extraordinaire et ses exploits. En effet, au cours du festin impérial, il emporte Lygie pour l'enlever des bras de Vinicius devenu trop entreprenant :

« Mais à ce moment, une force effroyable lui arracha Lygie, et le repoussa lui-même, comme un fétu ou une feuille sèche. [...]Vinicius se frotta les yeux, stupéfait, et vit au-dessus de lui la gigantesque stature du lygien Ursusnote 2 . »

Plus tard, il terrasse Croton, pourtant doté d'une « force animale ». Vinicius pense alors qu'il a affaire à un « être surnaturel », à « un dieu qui [a] pris la figure d'un barbare ». A l'image d'Hercule, fils de Zeus et d'une mortelle, Ursus semble être un demi-dieu. Enfin, alors que les chrétiens sont tenus responsables de l'incendie de Rome, il se retrouve dans l'arène du Colisée et sauve Lygie enchaînée à un aurochs. Comme Hercule qui combat à mains nues le lion de Némée, Ursus livre bataille contre l'aurochs sans aucune autre arme que ses mains. Derrière le personnage d'Ursus se trouve en filigrane celui d'Hercule : Sienkiewicz a créé son héros Lygien à partir des caractéristiques propres au mythe du colosse.

Nous pouvons enfin déceler la présence de plusieurs mythes en ce qui concerne la fameuse scène de l'aurochs au chapitre 66. Alors qu'Ursus est prêt à mourir dans l'arène, sans même penser à se défendre, il aperçoit le corps nu de Lygie, enchaîné à un aurochs. Il se précipite alors sur la bête et dans un duel spectaculaire, il en vient à bout et sauve la jeune vierge. Cet épisode à lui seul évoque spontanément plusieurs mythes : nous pouvons y voir tout d'abord la réécriture du mythe de Dircé. Pendant l'enfance de Laïos, mis sous la tutelle de son oncle Lycos, ce dernier se déclare roi de Thèbes à la place de Laïos. Il répudie alors sa femme Antiope et la confie à sa nouvelle femme Dircé. Celle-ci la traite comme une esclave et l'enferme dans un donjon. Zeus prend pitié d'Antiope et de cette union va naître les jumeaux Amphion et Zéthos, abandonnés dans une grotte sur ordre de Lycos. De nombreuses années plus tard, les deux fils vont découvrir la malheureuse histoire de leur mère et décident d'attacher Dircé à un taureau furieux jusqu'à ce qu'elle expire.

L'analogie entre l'épisode de Lygie attachée à l'aurochs et le mythe de Dircé est évidente. Notons que lors de son voyage à Rome, Sienkiewicz avait rencontré le peintre Henryk Siemiradzki, auteur de « Dircé chrétienne » en 1897. Mais cela peut aussi faire rappeler la légende d'Europe, enlevée par Zeus qui avait pris l'apparence d'un taureau. Les références ne manquent pas dans la mythologie gréco-latine. Cependant, il est important de souligner que Sienkiewicz a certainement aussi été inspiré par l'histoire de la jeune martyre chrétienne nommée Blandine. Nous trouvons ce récit dans la Lettre des chrétiens de Vienne et Lyon à leurs frères d'Asie conservée par l'historien Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine (IVe siècle). La lettre détaille les persécutions infligées aux chrétiens. On sait que Blandine fut torturée du matin au soir. Elle subit plusieurs supplices comme le fouet et le feu. D'abord attachée à un poteau, elle fut exposée aux bêtes dans l'amphithéâtre, puis jetée dans un filet, elle fut attaquée par un taureau furieux. Elle mourut égorgée. Il est intéressant de noter que, comme Blandine, Lygie est chrétienne. Le martyre des deux jeunes filles s'est déroulé dans un amphithéâtre, sous le regard des païens, lors d'une vague de persécutions chrétiennes. Enfin, la présence du taureau dans les deux histoires confirme clairement le lien intime qui relie l'histoire de Lygie et de Blandine.

Sienkiewicz est certes un passionné d'histoire, mais il est avant tout un romancier qui exploite toutes les sources possibles, comme la mythologie ou les textes religieux afin de recréer un monde romanesque. L'intertextualité est un moyen qui lui permet de ne pas s'écarter trop violemment du sujet qu'il traite dans Quo Vadis, tout en laissant libre cours à son imagination. Ce savoureux mélange entre histoire, mythe et fiction s'affirme lorsque nous considérons l'épisode de l'aurochs dans son ensemble. Certes, nous reconnaissons l'emprunt aux références citées précédemment, mais nous constatons également que Sienkiewicz a réussi à créer des personnages et une situation qui restent originaux. Ainsi, l'histoire de Lygie et de l'aurochs devient singulière sous la plume de l'écrivain. Il apporte sa touche personnelle : la nudité de Lygie tend à rendre le moment érotique. Ursus soulève le corps nu qu'il vient de sauver et le montre au public pour demander la grâce de Lygie. L'érotisme est surtout suggéré : Ursus réussira t-il à vaincre la bête sans blesser Lygie qui se trouve sur son dos ? La peinture de ce duel entre l'homme et l'animal permet de mettre en valeur le corps musclé d'Ursus :

« Son échine s'était infléchie comme un arc bandé ; sa tête avait disparu entre ses épaules ; les muscles de ses bras avaient émergé en une saillie telle que l'épiderme semblait devoir craquer sous leur bossenote 3».

L'histoire s'enrichit de ce caractère érotique, pas ou peu présent dans les mythes originels. D'autre part, Sienkiewicz parvient à rendre pesante et insoutenable l'atmosphère qui règne dans l'amphithéâtre. Les spectateurs ont « le front inondé de sueur comme s'ils [avaient] lutté eux-même contre la bête ». Le suspens est à son paroxysme et l'horreur de la situation est renforcé par l'agonie de Vinicius qui semble habité à la fois d'un dégoût morbide et d'un profond désir d'assister au spectacle. Enfin, la singularité du récit tient au contraste opéré entre le christianisme et le paganisme, et plus précisément entre les victimes et les bourreaux. Alors qu'Ursus s'apprête à mourir patiemment, heureux de retrouver son Dieu, il passe du statut de victime à celui de héros acclamé par la foule païenne. Le renversement de situation est tout à fait surprenant : il obtient même la grâce de Néron. Nous pouvons donc, à juste titre, parler de réécriture de certains mythes par Sienkiewicz. Le mythe apparaît comme un palimpseste sur lequel l'auteur a gravé sa propre histoire.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux