Un roman à multiples facettes

Une représentation théâtrale

Dans Quo Vadis, Sienkiewicz restitue le monde antique avec une remarquable théâtralité. Son oeuvre ressemble, en de nombreux points, à une authentique pièce de théâtre. Avant même d'analyser ce fait, nous pouvons souligner que Quo Vadis a été un roman très apprécié des hommes de théâtre tels que Brisson, Coquelin, Sardou, Leroux et bien d'autres. Nous pouvons citer Adolphe Brisson qui a déclaré que « M. Sienkiewicz possède un tempérament de dramaturge, ce qu'il écrit prend la forme de l'actionnote 1 … » Il est aussi à remarquer que l'oeuvre a été maintes fois adaptée au théâtre et à l'opéra. Durant l'année 1901, il y a eu pas moins de cent soixante-sept représentations théâtrales. La pièce a été jouée à Paris, en province et à l'étranger. L'opéra de Jean Nouguès a obtenu lui aussi un franc succès auprès du public, et a été joué près de deux cent fois consécutives à Paris. Ainsi, nous allons tenter de démontrer comment Sienkiewicz est parvenu à doter son récit d'un caractère théâtral et nous constaterons en quoi cet aspect contribue à rendre le roman tout à fait original.

Nous trouvons de nombreux dialogues dans le roman qui ont presque tous la même particularité : ils sont le plus souvent accompagnés d'indications qui signalent les gestes, les attitudes des protagonistes. Au chapitre 29, nous assistons à une conversation entre Vinicius et Pétrone. Ce dernier tente de réconforter le jeune homme qui désespère de ne pas encore posséder Lygie. Nous pouvons relever la présence de plusieurs phrases qui introduisent le discours d'un personnage tout en mentionnant l'attitude qu'il prend à ce moment précis. Ainsi, nous pouvons voir Pétrone, ayant appelé Eunice, ouvrir les bras. Puis, après s'être enlacé avec la jeune femme, nous le voyons « relev[er] sa tête élégante et se tourn[er] vers Vinicius ». Nous l'observons se lever, marcher dans la salle, hausser les épaules, rire, sourire. Ces attitudes précèdent toujours une prise de parole. Nous trouvons également des indications concernant la façon dont les personnages parlent. Pétrone « parlait sans conviction et d'une voix mal assurée […] » et Vinicius répond « avec précipitation ». Ces indications font bien entendu penser à des didascalies : elles fournissent des détails sur les attitudes et le ton adopté. Dès lors, le récit emprunte clairement au théâtre ses procédés.

Pour nous en persuader plus précisément, nous allons porter notre étude sur le chapitre 49. Ce chapitre, intitulé « Conseil dans la maison de Tibère », est particulièrement représentatif des procédés de théâtralisation rencontrés dans Quo Vadis ? Alors que l'incendie de la ville a fait des ravages, l'empereur Néron et son entourage se réunissent afin de désigner le coupable de la catastrophe, car le peuple romain a tout perdu : il lui faut un coupable pour assouvir sa colère… Dans ce passage, l'écriture de Sienkiewicz se révèle être plus que jamais dramatique. En effet, nous pouvons remarquer que la scène s'organise autour de deux tirades successives, celle du préfet Tigellin et celle de Pétrone. Ces tirades ont un rôle primordial dans le chapitre, ainsi que dans l'oeuvre toute entière : elles vont entraîner les derniers grands évènements du roman, soit la persécution des chrétiens et le suicide de Pétrone. Il faut remarquer le soin apporté à l'oralité de ces deux discours : tout d'abord, dans la tirade de Tigellin, les phrases interrogatives sont nombreuses. Il s'agit en réalité de questions rhétoriques utilisées par le préfet afin de rendre son discours plus persuasif. En effet, il suggère à Néron d'accuser les chrétiens d'avoir mis le feu à Rome, alors que l'instant d'avant, il s'était vu lui-même accusé par l'empereur de ce crime. Nous comprenons ainsi l'enjeu capital de l'intervention de Tigellin, qui d'une part, tente de sauver sa propre vie, et d'autre part, propose une solution radicale à Néron.

Tigellin met donc tout en oeuvre pour convaincre l'empereur. En plus des questions rhétoriques, nous notons l'importance des répétitions : elles permettent, elles aussi, au préfet de se montrer très persuasif. Il veut convaincre Néron que les chrétiens sont des personnes qui ne lui vouent pas un culte : « Jamais les mains d'un chrétien ne t'honorèrent d'un applaudissement. Jamais nul d'entre eux n'a reconnu ton extraction divinenote 2. ». Enfin, il emploie un vocabulaire teinté de violence et lourd de sens : nous notons la présence des champs lexicaux de la haine et de la mort. La tirade de Tigellin ressemble donc à une tirade issue d'une tragédie, tout comme celle de Pétrone. Lui aussi semble mettre en jeu sa propre vie, étant donné le jugement qu'il émet devant l'empereur.

Le discours de Pétrone est caractérisé par la présence de nombreux impératifs. Il se révolte contre l'idée de Tigellin de désigner les chrétiens coupables de l'incendie. Il tente de culpabiliser l'empereur et son entourage en leur faisant remarquer que, s'ils décident de tromper le peuple, en aucun cas ils ne tromperont leur propre conscience, qui, elle, saura toujours la vérité. Les impératifs ainsi que les nombreuses phrases exclamatives expriment toute la colère de Pétrone, sa haine du mensonge et de l'hypocrisie de la cour impériale : « Fi donc !... Vous m'appelez l'Arbitre des élégances ! Je vous déclare donc que je ne supporte point de si misérables comédies. Fi donc !note 3 » En se révoltant ainsi, Pétrone est conscient des conséquences de ses paroles. Il sait et il sent qu'il risque sa vie en s'opposant à Néron. La tir ade de Pétrone est un moment fort du chapitre et du livre en général, la tension est à son paroxysme et Sienkiewicz la restitue dans les dialogues des personnages. Nous assistons ainsi à une scène de duel dans laquelle Tigellin et Pétrone, deux personnes proches de Néron, s'affrontent par les mots et tentent de remporter l'adhésion de l'empereur.

Nous pouvons remarquer que les dialogues des personnages sont accompagnés la plupart du temps, d'indications de mouvements, de gestes, d'attitudes. Nous avons déjà parlé de ces indications qui jouent le même rôle que les didascalies dans une pièce de théâtre. Cependant, dans notre étude détaillée du chapitre 49 et de ses procédés de théâtralisation, il nous apparaît important d'attirer l'attention sur l'emploi particulièrement fréquent de ces didascalies. Tout d'abord, Sienkiewicz les utilise pour signaler l'entrée ou la sortie d'un personnage, comme dans une pièce de théâtre. Ainsi, alors que Tigellin est parvenu à dissuader Néron de le faire accuser, celui-ci quitte la salle à la demande de Poppée : « Au même instant entra Epaphrodite, un affranchi de César. Il venait annoncer à Tigellin que la divine Augusta désirait le voir[…] Tigellin s'inclina devant César et sortit rassurénote 4 . » Plus tard, il refait son apparition accompagné cette fois-ci de Poppée : cette entrée est soulignée entre deux prises de paroles par une courte phrase.

Les didascalies sont également utilisées dans le but de préciser la tonalité employée par le personnage qui s'apprête à prendre la parole. Elles signalent dans quelle direction se tournent les regards des personnages, dans quelle position ils se tiennent, dans quel état d'esprit ils se trouvent. Pour illustrer au mieux l'emploi que Sienkiewicz fait de ces indications, nous pouvons nous reporter à la fin du chapitre. L'atmosphère est tendue, Pétrone se retrouve seul face à toute la cour impériale. Il se croit définitivement perdu : Poppée, Vitellius puis toute la cour, s'exclament : « Oui, punis-le ! ». L'auteur insère alors un paragraphe succinct qui ressemble fortement à une didascalie :

« Mouvements et murmures firent frémir l'atrium. On commençait à s'écarter de Pétrone. Même Tullius Sénécion, son vieux compagnon à la cour, et le jeune Nerva, qui jusque-là lui avait témoigné l'amitié la plus vive, s'éloignèrent. L'Arbitre des élégances resta seul dans la partie gauche de l'atrium. Le sourire aux lèvres et arrangeant d'une main indolente les plis de sa toge, il attendit ce que dirait ou ferait Césarnote 5. »

L'originalité de Sienkiewicz a donc été de transformer un chapitre de son roman en véritable scène théâtrale : la dramatisation du récit le rend singulier. Rome est en grande partie détruite par les feu, la population est démunie, des rumeurs courent sur la responsabilité de Néron dans cette catastrophe. Les évènements se succèdent rapidement, sans laisser au lecteur le temps de reprendre haleine. Il est l'heure pour la cour impériale de se réunir et de prendre la situation en main. Le chapitre 49 se déroule dans ce contexte tendu et incertain. Cette tension s'exprime notamment à travers l'expression qui se lit sur les visages des personnages : Vitellius « blêmit », le visage de Tigellin se « contracta comme la gueule d'un chien prêt à mordre », celui de Néron « devint livide » et celui de Pétrone « exprima l'embarras et la répugnance ». La dramatisation s'exprime également par les accélérations à la fin du chapitre : Tigellin et Pétrone viennent de s'exprimer l'un après l'autre, Néron est alors pressé par son entourage d'approuver l'idée de Tigellin, inspirée par la puissante Poppée. Dans un dernier élan, Pétrone s'affronte au préfet, puis la cour demande à l'empereur de punir celui qui se permet de parler si audacieusement. Enfin, Néron choisit de lui pardonner et se retire. Ces derniers évènements sont concentrés sur une seule page du roman. Leur enchaînement rapide ainsi que l'intervention successive des plusieurs personnages rendent le moment d'autant plus dramatique que la scène se termine dans cette atmosphère tendue.

Ainsi, il semble que Sienkiewicz ait choisi de donner à son récit un caractère théâtral. Certes, il a mis en oeuvre ce procédé dans certaines scènes plus que d'autres, mais le livre reste néanmoins généralement imprégné de cette théâtralité. A ce propos, Edmond Lemaigre a déclaré que : « Le mérite supérieur de M. Sienkiewicz, c'est le savoir-faire, l'habileté ; il a la science de l'effet, et c'est un metteur en scène prestigieuxnote 6 » L'originalité de Sienkiewicz réside donc plus dans sa manière de restituer le monde antique que dans ce qu'il restitue.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux