Un mélange de tonalités

Quo Vadis apparaît comme un roman à multiples facettes. Sienkiewicz a représenté un pan de l'Antiquité d'une manière tout à fait originale : il a imprégné son récit d'une palette de tonalités différentes, en plus du caractère théâtral dont nous venons de faire l'étude. C'est ainsi que le roman prend une coloration différente selon les chapitres, les évènements, ou les thèmes abordés. Ce mélange des diverses tonalités a pour but de varier les effets, de rendre certains passages originaux, et de toucher la sensibilité du lecteur. Nous allons donc tenter d'explorer le texte afin d'étudier les différentes couleurs que l'auteur lui a attribuées.

Tout d'abord, la tonalité la plus présente, après la dramatique, est la tonalité épique. En effet, le texte se rapproche à de nombreuses reprises et par divers aspects de l'épopée. Nous pouvons remarquer que, comme dans l'épopée, Quo Vadis célèbre les exploits de plusieurs héros, notamment d'Ursus et de Vinicius. Nous avons déjà évoqué le passage principal qui met en scène le colosse et son exploit accompli dans l'amphithéâtre face à l'aurochs. Nous signalerons seulement qu'il s'agit du récit d'un héros qui accomplit une action hors du commun, tel les héros homériques de L'Iliade. L'action est en outre présentée comme extraordinaire et héroïque par le narrateur lui-même qui avoue : « Depuis que Rome était Rome, on n'avait jamais rien vu de telnote 1 . »

Plus tard, alors que le puissant Lygien et l'aurochs sont face à face, et que la force surhumaine d'Ursus se trouve confrontée à la force animale de l'aurochs, il nous est précisé que « les spectateurs croyaient avoir devant eux une image des travaux de Thésée ou d'Herculenote 2[…] ». Nous pourrions nous risquer à ajouter que cet épisode est symbolique : le combat d'Ursus et de l'aurochs met en relief la bravoure du Lygien, et symbolise sa victoire sur Néron qui avait lui-même à dessein organisé ce combat et choisi le taureau. Peut-être pourrions-nous y voir déjà un signe de la décadence de l'empire romain…Nous reviendrons plus tard sur cette question. En plusieurs points, cet épisode se distingue donc par son aspect épique.

Il existe un deuxième récit majeur du roman qui est fortement empreint d'une tonalité épique. Il s'agit du début de la troisième partie de l'oeuvre qui s'ouvre par la description du grand incendie de Rome. En effet, le jeune héros Vinicius part d'Antium en direction de Rome et parcourt la ville enflammée à la recherche de Lygie. L'auteur emploie de nombreux procédés épiques pour décrire la course effrénée du personnage. Ainsi, nous remarquons la présence de nombreux pluriels qui mettent en valeur la masse désordonnée et confuse du peuple perdu dans les flammes. Voici ce qui se déroule sous les yeux de Vinicius :

« A côté de gens à pied portant leurs hardes sur le dos, il voyait des chevaux et des mulets chargés de bagages, des chariots, les litières des gens aisés, portées par des esclaves. Ustrinum était tellement bondé de fuyards qu'il était difficile de se frayer passagenote 3 . »

La foule est désignée, à de nombreuses reprises, par des expressions telles que « des groupes », « de nouvelles masses d'hommes, de femmes et d'enfants », « des esclaves de toute nationalité », « quantité de barbares » etc. Les pluriels sont souvent accompagnés de longues énumérations : « coffres, tonneaux et jarres de victuailles, objets précieux, vaisselle, berceaux, linge, chariots, voitures à bras » sont les nombreux objets qui obstruent les routes et gênent les prétoriens menacés par le peuple en furie. Le procédé de l'énumération est également utilisé afin de décrire les différentes réactions du peuple ou bien encore les différentes rues empruntées par Vinicius.

Les thèmes du combat et de la violence sont présents et illustrés par un vaste champ lexical. Les gens sont piétinés, dépouillés, les femmes enlevées, les hommes luttent « à mort », les esclaves et les gladiateurs pillent les maisons et se battent, et même Vinicius fend « la cohue avec une précipitation fatale à qui ne savait pas se ranger à temps ». Certains termes sont récurrents : c'est le cas notamment de « massacre » et « vengeance ». Le souffle épique de cet épisode de la catastrophe de la Ville Eternelle s'exprime aussi à travers l'importance des hyperboles qui viennent mettre en relief l'horreur de la situation :

« Au premier coup d'œil, il sembla à Vinicius que ce n'était pas seulement la Ville qui était dévorée par les flammes, mais le monde entier, et que personne n'échapperait à cet océan de feu et de fuméenote 4 . »

La tonalité épique du début de la troisième et dernière grande partie de Quo Vadis apparaît donc clairement, et ne cesse d'interpeller le lecteur qui se trouve plongé au coeur de l'action.

Sienkiewicz colore son roman d'autres tonalités, plus discrètes que les deux premières que nous venons d'aborder, mais tout aussi appréciables et intéressantes. Ainsi, certains passages sont habilement humoristiques, voire ironiques. Il s'agit essentiellement des dialogues entre Pétrone et Néron, lorsque ce dernier s'adonne à la poésie et au chant. Les flatteries de Pétrone sont discrètement ironiques. Ainsi, lors du festin impérial, l'empereur chante son hymne à Vénus devant l'assemblée des convives. Une fois terminé, il se tourne vers Pétrone qui proclame :

« Mon avis sur la musique de cet hymne, c'est qu'Orphée doit être aussi jaune d'envie que Lucain ici présent ; quant aux vers, je les aurais préférés moins bons : j'eusse alors trouvé une louange qui ne fût pas indigne d'euxnote 5 . »

La référence à Orphée est maintes fois utilisée par l'Arbitre des élégances pour flatter Néron. Lorsqu'il se rend chez Aulus Plautius, Pétrone a l'occasion d'évoquer l'anecdote de Vespasien à qui il a sauvé la vie le jour où il s'est endormi en écoutant des vers de Néron. C'est alors que Pétrone est intervenu en affirmant que « si Orphée pouvait par son chant endormir les bêtes sauvages, c'était triomphe non moins grand d'avoir réussi à endormir Vespasien ». Plus tard, alors que la cour impériale se trouve à Antium, l'empereur lit à haute voix un extrait de ses Troica. Le jugement de Pétrone est sévère, mais toujours aussi subtil : il critique les vers de Néron qui, selon lui, ne sont bons que pour Virgile, Ovide ou Homère, mais qui sont indignes d'un homme qui a « tout reçu des dieux ». La flatterie est donc le moyen utilisé par Pétrone pour se sauver de situations délicates ou pour raffermir sa position auprès de l'empereur crédule. Le lecteur discerne parfaitement l'humour et l'ironie secrète dont fait preuve le personnage.

Il est intéressant à présent de s'attarder sur le chapitre 34, intitulé « Confidences », afin de pouvoir cerner une autre tonalité. Lygie et Vinicius se retrouvent enfin seuls et s'avouent leur amour réciproque, l'ayant auparavant déclaré devant l'apôtre Pierre. Les deux amoureux se promènent dans le petit jardin de la maison de Myriam, dans laquelle ont eu lieu leurs retrouvailles. Nous assistons alors à une scène idyllique représentant l'amour naïf, tendre, et chaste des deux jeunes gens. Vinicius le premier déclare son amour, puis vient le tour de Lygie. Le champ lexical de l'amour règne dans tout le chapitre : ce dernier s'apparente à une véritable scène de roman sentimental.

Le thème du mariage est également très présent : Vinicius compte installer Lygie dans son foyer et le couple parle de la pronuba et des noces. La naïveté et la pudeur de la jeune fille s'expriment dans sa tendance à rougir « comme une rose ou comme l'aurorenote 6 ». La tendresse se manifeste dans l'attitude des amoureux qui se tiennent la main, et enfin, le récit de cet amour est fortement emprunt d'une joie de vivre commune aux deux protagonistes, comme nous le montre le comportement du jeune tribun qui ne peut s'empêcher de répéter à voix haute le nom de celle qu'il aime. Il est également important de remarquer que l'amour du couple s'épanouit au coeur de la nature. Les personnages semblent vivre en harmonie à l'image de la nature qui les entoure : « Dans le silence de midi, ils entendaient les battements de leur coeur et, dans leur ivresse commune, le cyprès, les buissons de myrte et la tonnelle s'étaient transformés pour eux en un jardin d'amournote 7 . » Vinicius et Lygie apparaissent donc comme deux héros de roman d'amour. Il serait même juste de penser que Sienkiewicz a voulu donner à cette scène un caractère quasi mythologique, en décrivant les amoureux comme « semblables à des dieux, et si beaux qu'on eût dit que le printemps les avait fait naître en même temps que les fleursnote 8 ».

Ainsi, si ce passage se distingue par sa tonalité idyllique, la plupart du roman est colorée par des tonalités aussi diverses que celles que nous avons étudiées. L'auteur a donc représenté le monde romain antique sous un angle original. Mais ce procédé n'est pas le seul qu'utilise habilement Sienkiewicz : son oeuvre se distingue également par son caractère pictural.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux