Un oeuvre picturale

Le jeu des couleurs

Quo Vadis ? est une oeuvre particulièrement riche en couleurs : le roman apparaît comme une succession de fresques colorées, vives, et étincelantes. Cet aspect pictural a été loué par de nombreux critiques littéraires, qui n'ont pas hésité à rapprocher le roman des oeuvres des plus grands peintres. Ainsi, Henri Rochefort constate que Sienkiewicz « est vraiment doué […] d'une vigueur de coloris qui fait penser à Delacroix et à Goya note 1 » et Wodzinski avoue que les descriptions de l'auteur polonais lui rappellent non seulement Delacroix, mais aussi Matejko et Puvis de Chavannes. Nombreux sont les critiques qui ont qualifié Sienkiewicz de « peintre ». Il semble donc que notre auteur ait représenté l'Antiquité à la manière d'un artiste peintre, parvenant par les mots à « faire voir ».

De nombreux passages du roman s'apparentent à de véritables tableaux, essentiellement caractérisés par une profusion harmonieuse de couleurs. Nous pouvons nous reporter au chapitre intitulé « Le cortège de César », qui met en scène le départ prestigieux de l'empereur vers Antium. Sienkiewicz décrit non seulement un cortège de personnes et de biens, mais il peint surtout un défilé considérable de couleurs, de nuances, et de reflets lumineux. Ainsi, lorsque les cavaliers numides de la garde prétorienne s'avancent, ils sont décrits de la sorte : « Ils étaient vêtus de jaune, ceints de rouge, et leurs boucles d'oreilles lançaient des reflets d'or sur leur visages noirs ; les pointes de leurs lances de bambou brillaient comme des flammèches. » L'auteur n'hésite pas à employer plusieurs termes en rapport avec la couleur dans une seule phrase. L'attention est attirée sur les couleurs vives, mais aussi sur la lumière, avec les termes « reflets » et « brillaient ». Un peu plus loin dans le texte, Sienkiewicz décrit le défilé des voitures qui transportent les objets. Là encore, le passage se distingue par l'accumulation de termes appartenant au champ lexical de la couleur : « D'abord s'avançaient des véhicules que chargeaient des tentes pourpres, rouges, violettes, et des tentes blanches de byssus neigeux, tissés de fils d'ornote 2[…] ». Cette profusion des couleurs a pour effet de mettre en relief le foisonnement des personnes et des objets qui composent le cortège de Néron. Chaque nouvelle apparition entraîne un nouveau flot de couleurs, ce qui permet au final d'observer un immense panorama généreusement coloré et saisissant.

Sienkiewicz procède donc comme un peintre, jouant avec les teintes et la luminosité, mêlant subtilement couleur et lumière. Au début du roman, lors du festin impérial, l'auteur met en oeuvre cette habile combinaison afin de décrire le coucher du soleil : « Les derniers rayons du soleil baisaient le marbre jaune des colonnes, le réchauffant de roses et d'ors chatoyantsnote 3 . » Plus tard, lors de l'épisode des torches de Néron, alors que les chrétiens sont attachés à des poteaux et brûlés vifs dans les jardins de l'empereur, le spectacle est décrit dans toute sa splendeur :

« Les allées principales et les allées latérales s'embrasèrent ; les bouquets d'arbres s'illuminèrent, et les prairies, et les pelouses couvertes de fleurs ; l'eau des bassins et des étangs s'irradia de reflets, les feuilles frissonnantes se tintèrent de rosenote 4 . »

---->Retrouvez un extrait du Chapitre 62 : Les torches de Néron

Nous percevons nettement le mélange délicat des coloris et de la lumière qui rend ce tableau flamboyant. Le vert, suggéré par la présence d'éléments naturels, se trouve soudainement éclairé et même métamorphosé en rose par le jaillissement du feu.

Sienkiewicz travaille également les contrastes de couleurs. Les contrastes sont essentiellement utilisés pour mettre en valeur des idées importantes ou des situations extrêmes. Lors du martyre des chrétiens dans l'amphithéâtre, l'auteur dresse un tableau des supplices infligés aux victimes :

« Le cirque semblait maintenant planté d'une forêt dont chaque arbre portait un crucifié. Les traverses de bois et les têtes des martyrs s'illuminaient de soleil, l'arène était couverte d'ombres épaisses formant une claie noirâtre où, çà et là, se marquaient des losanges de sables dorésnote 5 . »

L'image de la forêt souligne une première opposition entre la vie, représentée par l'arbre, et la mort, désignée par le terme « crucifié ». C'est ensuite un contraste de couleur qui caractérise la scène. La couleur dorée du soleil et du sable s'oppose violemment à la noirceur des ombres et de la claie. Le spectacle du martyre des chrétiens devient donc plus poignant. Le contraste est tout aussi vif lorsqu'Acté accompagne Lygie au palais de Néron et qu'elle lui raconte l'histoire des lieux : « Là-bas, c'est le portique couvert, dont les colonnes et les dalles sont rouges encore du sang dont s'éclaboussa leur blancheur quand Caïus Caligula tomba sous le couteau de Cassius note 6. » L'opposition entre le rouge et le blanc dévoile les actes sanglants qui se sont déroulés dans le palais, et révèle à la jeune Lygie que la beauté des lieux n'est qu'apparente.

Le roman de Sienkiewicz se rapproche donc, en de nombreux points, d'une fresque immense représentant l'Antiquité. A travers cette fresque, nous pouvons voir les tableaux mis en scène par l'auteur, mais également d'autres tableaux qui sont proposés par les personnages eux-mêmes du récit. En d'autres termes, nous trouvons une suite de petits tableaux dans le grand tableau que constitue Quo Vadis ? Il s'agit en quelque sorte d'une mise en abîme. A plusieurs reprises sont évoquées des scènes qui s'apparentent à des oeuvres picturales. Tout d'abord, lors du festin impérial chez Néron, un mime présente son spectacle aux invités. Il se livre à une danse qui subjugue la jeune Lygie. Le mime « parvenait à donner la sensation de choses qu'on aurait pensé inexprimables par la danse » Très vite, Lygie est transportée par ce qu'elle voit : « C'était un tableau, et non une danse, un tableau qui révélait le mystère même de l'amour féerique, enchanteur et impudiquenote 7 […] » La présence du terme « tableau » est significative. L'aspect visuel est très important et prime souvent lors des festins et des réceptions organisées par l'empereur.

Nous retrouvons cet aspect lors la fête qui se déroule à l'étang d'Agrippa. Tout le chapitre semble n'être que la mise en scène d'un tableau mythologique. Alors que Vinicius est décrit comme un dieu grec, les satyres et les faunes poursuivent les nymphes. Vinicius se promène parmi les dryades et aperçoit même la déesse Diane. Ce récit donne l'impression au lecteur qu'il s'agit d'un tableau devenu vivant sous la plume de Sienkiewicz. Nous savons que les personnages mythologiques présents sont des personnes déguisées, mais l'ambiance est à l'enivrement, à la divagation et à l'éblouissement. Vinicius n'est pas ivre mais il est atteint de « la fièvre du plaisir » qui le brûle. Les nymphes, satyres et autres hamadryades semblent donc réelles, comme sortis d'un tableau de Poussin, de Bellini ou de Francesco Albane. La scène est ainsi saisissante par l'effet qu'elle produit sur le lecteur qui se trouve plongé au coeur d'un monde mystérieux et fascinant.

Enfin, les dernières apparitions importantes de tableaux ont lieu lors des jeux donnés au Colisée : « Après qu'on eut enlevé les cadavres, une série de tableaux mythologiques inventés par César commençanote 8 . » Là encore se déroulent sous les yeux des personnages et du lecteur, des scènes successives qui sont autant de petits tableaux. C'est ainsi que nous pouvons voir « Hercule mourir sur le mont Oeta », mais aussi « la mort de Dédale et d'Icare ». Plus tard, les scènes se succèdent à un rythme plus soutenu avec la présence des prêtresses de Cybèle et de Cérès, des Danaïdes, de Dircé et Pasiphaé. S'ajoutent à cela des scènes de supplices réservés aux jeunes chrétiennes vierges, qui sont violées, égorgées ou déchirées par des chevaux sauvages. L'auteur utilise lui-même le terme de « tableau » pour désigner ces scènes jouées par les chrétiens destinés à mourir sous les yeux du peuple romain.

Nous pouvons donc affirmer que Sienkiewicz a véritablement organisé son récit en une succession de scènes au caractère pictural qui forme un tout coloré, harmonieux et original. Il donne un aspect singulier à son oeuvre en procédant tel un artiste peintre : il serait juste de reconnaître la valeur d'art de ce livre, comme l'ont fait plusieurs critiques. Sienkiewicz parvient à colorer son récit par les mots : il faut donc à présent étudier non plus l'art de peindre, mais l'art d'évoquer.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux