La puissance d'évocation

L'écrivain ne dispose que de mots pour figurer un paysage, pour tracer un portait ou pour décrire une scène, contrairement au peintre qui a sa disposition toute une palette de couleurs. La visualisation paraît donc plus difficile dans un roman que dans un tableau. Or, Sienkiewicz parvient, par divers procédés d'écriture, à faire revivre le passé d'une manière intense. Nous allons donc tenter de repérer et d'analyser les différentes techniques utilisées dans Quo Vadis ?

Sienkiewicz emploie tout un réseau de couleurs, comme nous l'avons vu précédemment. Il est toutefois nécessaire de noter que certaines couleurs sont récurrentes et que ce procédé est intentionnel. Lorsqu'il est question de décrire les deux jeunes filles Eunice et Lygie, l'auteur utilise toujours les trois mêmes couleurs qui sont le doré, le rose et le blanc. La première apparition d'Eunice, au premier chapitre, donne lieu à une scène désormais célèbre du roman : alors qu'elle est seule, elle embrasse la statue de Pétrone dont elle est amoureuse. Nous retrouvons les trois couleurs dans ce passage :

« Debout sur le siège, elle jeta soudain ses bras autour du cou de la statue, laissant retomber sur ses reins ses cheveux d'or, et pressant contre le marbre blanc son corps rose, elle baisa avec emportement les lèvres glacées du maîtrenote 1. »

Plus tard, lorsqu'elle réapparaît dans les bras de Pétrone, elle porte des vêtements blancs, ses cheveux sont d'or et ses joues s'empourprent.

Dans les descriptions qui concernent Lygie, nous retrouvons très sensiblement les mêmes détails, les mêmes coloris. Lorsque Pétrone se trouve chez Aulus Plautius, il observe Lygie et dresse d'elle un portrait élogieux : « Il observa tout et tout le ravit : et ce visage rose et diaphane, […] et la blancheur de ce front d'albâtre, et ces sombres cheveux aux reflets d'ambre ou de bronze corinthiennote 2 […] » Egalement, lorsque Lygie se prépare pour assister au festin de Néron, elle porte une tunique dorée, un peplum « neigeux », des chaussures blanches brodées de pourpre avec des rubans dorés ; ses chevilles sont couleur « albâtre » et ses cheveux parsemés de poussière d'or. Il est donc clair que cet entrelacement de coloris apparaît à chaque fois qu'une des deux jeunes filles est décrite physiquement. La récurrence de ces couleurs nous amène à penser qu'elles sont symboliques : Sienkiewicz les utilise pour signifier la beauté, la jeunesse, la féminité, mais aussi la pureté. En effet, alors qu'Eunice est plutôt du côté de la grâce païenne, Lygie exprime la pureté chrétienne, même si toutes les deux éprouvent un amour vrai et pur.

D'autres couleurs sont récurrentes et par là même symboliques. Nous pouvons remarquer l'union particulière de deux couleurs, le pourpre et le doré. Ce mélange apparaît lorsque l'empereur est présent. Lors de la fête organisée par Néron à l'étang d'Agrippa, le décor est somptueux, et notre couple de couleurs domine largement les autres teintes. L'empereur a pris place sous « une tente de pourpre syrienne », sur un radeau « relié par des cordages d'or et de pourpre à des barques ». Cette alliance de couleurs se retrouve également lorsque l'empereur monte sur l'aqueduc appien afin de contempler l'incendie de la ville : « Mais lui restait là, solennel et muet, un manteau de pourpre aux épaules, une couronne de lauriers dorés sur la tête, le regard fixé sur la démence de l'incendienote 3 . » Nous pouvons penser que le pourpre et le doré sont respectivement les symboles du pouvoir et de la richesse. Sienkiewicz utilise ce duo coloré lorsqu'il met en scène l'empereur, afin de créer autour du personnage un climat récurrent : le lecteur ressent ainsi toujours la même excitation à la vue de Néron, les apparitions de l'empereur sont toujours particulières, prestigieuses ou fascinantes. Ainsi, l'auteur emploie tout un réseau de couleurs symboliques qui lui permet d'évoquer certaines notions plus subtilement que s'il les avait écrites noir sur blanc. Le récit devient alors fortement évocateur, dans le sens où le texte se trouve enrichi par ce deuxième niveau de lecture symbolique.

Sienkiewicz possède une puissance d'évocation qui passe également par tout un réseau d'images et de comparaisons. Ces procédés permettent à l'auteur de rendre certaines réalités ou certaines idées plus sensibles et plus belles. En effet, il utilise ces figures de style à de nombreuses reprises, lors de la description de l'incendie de Rome notamment. Alors que Vinicius tente d'échapper aux flammes, il se dirige vers Albanum afin de pouvoir contempler Rome dans son ensemble et de constater l'ampleur des dégâts. C'est un spectacle « terrible » qui l'attend : nous avons à ce moment du récit une pause descriptive qui est remarquable par la quantité et la qualité des images et comparaisons qu'elle propose. Nous pouvons citer ces quelques lignes afin de montrer à quel point le spectacle de l'incendie tel qu'il est décrit, uniquement par des mots, permet au lecteur d'imaginer, de visualiser précisément la catastrophe :

« Ce rempart monstrueux semblant même parfois couvrir la sanglante écharpe, qui devenait alors étroite comme un ruban ; puis de nouveau celle-ci illuminait par le bas le nuage de fumée, changeant ses lourds replis en vagues flamboyantes. Et cette large lisière de feu et ce rempart de fumée fermaient l'horizon comme une ceinture de forêtsnote 4. »

Nous pouvons noter l'entrelacement des images du rempart et de l'écharpe, représentant le feu et la fumée. Un peu avant, Sienkiewicz a commencé par décrire la fumée comme « une gigantesque nuée rampante ». Puis, elle devient « une longue et large écharpe », et enfin elle se love « tel un serpent ». Nous constatons donc que la métaphore du serpent, pour désigner la fumée, s'insinue lentement dans le récit, à l'image de la fumée qui se propage lentement dans la ville et l'entoure, tel un serpent qui ceint sa proie pour l'étouffer. Notons que le motif du serpent est récurrent dans tout le début de la troisième partie qui relate la catastrophe.

Nous pouvons à juste titre parler de réseau d'images parce que ces dernières entretiennent entre elles des relations étroites, habilement mises en places par Sienkiewicz. En effet, alors que Vinicius revient de l'Ostrianum, il croise sur son chemin des soldats qui s'agenouillent devant Saint Pierre. Il est alors étonné de trouver des chrétiens parmi les gens de l'armée : « Il songea à l'étonnante puissance de cette doctrine qui, comme le feu se propage de maison en maison lors de l'incendie d'une ville, gagnait sans cesse de nouvelles âmes et dont l'expansion dépassait l'entendementnote 5 . » Cette comparaison est faite avant même que l'incendie de Rome ne se déclare. Dès lors, Sienkiewicz ne fait-il pas de l'incendie la métaphore géante de la diffusion du christianisme ? C'est un possible niveau de lecture que nous propose l'auteur, mais sans nous l'imposer pour autant.

Enfin, il est essentiel de souligner que la puissance d'évocation de Sienkiewicz ne réside pas uniquement dans sa capacité à « faire voir ». Certes, le lecteur visualise avant tout les nombreux tableaux du roman, mais la vue n'est pas le seul sens sollicité. Sienkiewicz accorde une attention particulière à deux autres sens, l'ouïe et l'odorat. Ainsi, les scènes qu'il dépeint gagnent en vérité, comme si elles étaient exécutées par l'artiste d'après nature. Alors que Néron arrive à Rome pour contempler le spectacle d'une ville en flammes, il est accueilli par la foule populaire enragée. Ce panorama visuel est enrichi d'une dimension auditive :

« Et le peuple proférait des malédictions, hurlait et sifflait à la vue du cortège, mais n'osait aucune violence[…] Mais les clameurs et les sifflets, aussi bien que les applaudissements, furent soudain couverts par la fanfare des cors et des trompes que fit sonner Tigellinnote 6 . »

Presque tous les verbes et substantifs dénotent le bruit : ce passage pourtant bref, est comme saturé par les différentes sortes de sons. L'importance est donc mise sur l'ouïe afin de mieux mettre en valeur la fureur de la foule ainsi que l'horrible grandeur du spectacle.

Nous pouvons constater que la dimension auditive est à de nombreuses reprises sollicitée pour accompagner les scènes picturales du roman. Ainsi, le spectacle des martyrs au Colisée donne lieu à une série de tableaux hauts en couleurs, mais également riches en sonorités. Citons à ce propos ce qui est perceptible dans l'arène alors que les lions ont été lâchés pour dévorer les chrétiens :

« Par instants, on entendait des cris inhumains ; par instants, des acclamations ; par instants, des rugissements, des grondements, et des claquements de crocs, et les hurlements des chiens. Et par instants, on n'entendait que gémirnote 7 … »

La scène est ainsi d'autant plus insupportable qu'elle est décrite par des éléments auditifs : les sons suggèrent la douleur, l'acharnement et l'horreur de la situation. Le tableau est donc enrichi par cette nouvelle dimension : il ne manque plus que l'odorat pour recréer dans toute sa funeste splendeur cette fresque des martyrs chrétiens. Il suffit de tourner quelques pages pour s'apercevoir que l'odorat n'a pas été oublié par Sienkiewicz. Alors que les chiens se jettent sur les chrétiens, le public assiste à un spectacle sanguinaire : « Les chiens s'arrachaient des membres ensanglantés. L'odeur du sang et des intestins lacérés avait étouffé les parfums d'Arabie et emplissait tout le cirquenote 8 . »

Il est donc évident que Sienkiewicz possède une puissance d'évocation à la fois juste et originale : non seulement il parvient à peindre un pan de l'Antiquité tel un artiste peintre, mais en plus il donne du relief à son oeuvre par les différents procédés que nous avons étudiés. Au final, les nombreuses fresques du roman ressortent vivantes et plus que jamais vraies. Mais si Quo Vadis ? est une oeuvre originale, ce n'est pas seulement par son caractère pictural, c'est aussi par la possibilité offerte au lecteur d'un deuxième niveau de lecture. En effet, le lecteur de la fin du XIXe siècle peut trouver dans ce livre des analogies avec sa propre société.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux