Antiquité et actualité

La Pologne

Vers une symbolique de la Pologne opprimée

Sienkiewicz met en scène dans Quo Vadis ? un conflit entre deux peuples, le monde chrétien et le monde païen. L'auteur, en effet, a voulu marquer le contraste entre le christianisme naissant et le paganisme mourant. Or, nous savons que Sienkiewicz a déjà représenté, dans ses précédents romans, l'histoire de la nation polonaise : sa trilogie héroïque, notamment, est une véritable glorification de la Pologne au XVIIe siècle, pourtant déchirée par de nombreuses guerres. En outre, comme l'affirme Daniel Beauvois :

« L'intention moralisante est devenue encore plus nette lorsqu'il s'est essayé à traiter, en 1889, dans Sans Dogme, des « tares » de la société contemporaine. L'orientation chrétienne se confirme en 1892, dans Suivons-le ! Elle éclate enfin dans les deux thèmes qu'il aborde en 1893, l'un moderne : La Famille Polaniecki, l'autre historique : Quo Vadis ?note 1 » »

Il est donc légitime de se demander si l'auteur, qui demeure en Pologne le romancier de l'histoire nationale, a pu mettre en scène son propre peuple à travers l'un des deux groupes qui s'affrontent dans Quo Vadis ? Il semblerait que Sienkiewicz ait placé une allusion non dissimulée au destin de son pays occupé. Il est, avant toute chose, nécessaire de rappeler l'histoire de la Pologne au XIXe siècle afin de pouvoir mener à bien notre étude.

Extrait du site www.cartage.org.lb

à la chute de l'Empire, (Napoléon Ier avait créé, suite au troisième partage de la Pologne, en 1807, le grand-duché de Varsovie), le congrès de Vienne procéda à un quatrième partage de la Pologne dont la Russie fut à nouveau la principale bénéficiaire. On retourna à la Prusse la région autour de Poznan, l'Autriche retint les terres qu'elle avait saisies lors du premier partage, alors que Cracovie devint une « zone libre ». Tout le reste de l'ancienne Pologne passa sous l'autorité du tsar Alexandre Ier. Tandis que la Pologne orientale était intégrée à l'Empire russe, la Pologne centrale devint un royaume sous tutelle de la Russie. Elle avait pour roi le tsar mais possédait ses propres institutions. Une constitution fut mise en place en Pologne centrale par le tsar Alexandre Ier. La lutte contre l'oppression tsariste, menée par les nationalistes polonais, déboucha sur un puissant mouvement d'indépendance qui aboutit le 29 novembre 1830 à une première insurrection armée. Les Polonais expulsèrent les autorités impériales et proclamèrent leur indépendance en janvier 1831. Au cours de la guerre qui s'ensuivit, les Polonais résistèrent aux Russes pendant plusieurs mois. Le soulèvement fut violemment réprimé après les défaites des nationalistes à Ostroleka le 26 mai 1831 et la prise de Varsovie le 8 septembre.

La Russie soumit la Pologne à une politique de répression et de russification et s'employa à détruire les bases de la nation polonaise. La Constitution, la Diète et l'armée polonaises furent abolies, les Polonais privés de leurs libertés individuelles. La fermeture des universités, la déportation des étudiants en Russie, la persécution des catholiques poussèrent de nombreux Polonais à émigrer vers la Suisse, la Belgique et la France. Les manifestations et les émeutes se multiplièrent, brutalement réprimées par les Russes. Lors de l'insurrection de 1863, les Polonais, dépourvus d'armée, eurent recours à la guérilla. La russification du pays s'intensifia avec l'abolition de la langue polonaise. L'échec de cette insurrection et les terribles représailles infligées à ses partisans amenèrent à une révision radicale des attitudes politiques et littéraires. Parallèlement la Pologne autrichienne, à laquelle était venue s'ajouter Cracovie annexée en 1846, fut traitée de manière plus libérale et réussit à se faire accorder un statut d'autonomie en 1861. De nombreux Polonais luttant pour la renaissance de leur pays s'y réfugièrent. L'insurrection fit place à la résistance légale.

(fin de l'extrait du site www.cartage.org.lb

Ce panorama de l'histoire de la Pologne nous permet de comprendre toute la portée de l'oeuvre de Sienkiewicz. En effet, nous pouvons nous risquer à voir dans Quo Vadis ? une image de la Pologne opprimée. Ce face à face, dans le roman, entre deux peuples et deux religions, ne pouvait que rappeler aux Polonais la situation de leur pays face à la domination russe. Néron, dont le nom est cité dès la première phrase de Quo Vadis ?, est connu pour être un empereur tyrannique et cruel. Dès lors, derrière Néron, ne pouvait-on pas apercevoir l'ombre de Nicolas Ier, tsar de toutes les Russies, tyran de la Pologne ? Cette impression n'est qu'à peine suggérée dans le premier chapitre mais la lecture de l'oeuvre entière permet de mieux saisir cette analogie. De plus, nous pouvons rappeler qu'en 1878, le nouveau tsar, Alexandre II, avait poursuivi les catholiques grecs, dits uniates, qui obéissaient à la papauté, pour les forcer à se convertir à l'orthodoxie. Des brochures avaient même insisté sur ce parallèle entre le tsar et Néron. Ainsi, Daniel Beauvois raconte comment Sienkiewicz a souligné dans une interview à Boyer d'Agen : « Il est incontestable que les persécutions dont souffrent les Polonais sous le joug de la Prusse et surtout sous celui de la Russie ont eu une influence considérable sur mes projetsnote 2 . »

Plusieurs éléments du roman sont autant d'indices qui révèlent le but de Sienkiewicz. La jeune héroïne Lygie, fille du roi des Lygiens, faite prisonnière par les Romains et considérée comme otage, est élevée par une famille patricienne qui s'est convertie au christianisme et qui lui a enseigné la foi nouvelle. Or les Lygiens étaient un peuple qui a réellement existé et qui vivait en Europe du nord-est. Les Polonais pouvaient donc s'imaginer que c'était d'eux-mêmes dont le roman parlait. Cela sera confirmé par Sienkiewicz qui avouera : « J'ai choisi mes Lygiens parce qu'ils habitaient entre l'Oder et la Vistule. J'aime à penser que Lygie était polonaisenote 3 (…) » Un autre indice est donné dès le début de l'oeuvre : lorsque Vinicius raconte à Pétrone ce qu'il sait au sujet de la jeune fille, il explique que son nom barbare est « Callina ». Or chez un Polonais, ce nom peut être associé au sculpteur Welonski qui venait de réussir en 1893 une « Kalina », » nom polonais du sorbier dont la fleur est tellement chantée dans le folklore slavenote 4 ».

Représenter un affrontement entre deux groupes rivaux implique pour l'auteur une façon particulière d'agencer son roman. En effet, selon Jean Molino, il convient de s'interroger sur la représentation des « grands personnages de l'histoire ». Dans la mesure où l'individu ne s'exprime que par le groupe, les personnages du roman n'apparaissent plus que comme des individualités au service d'une idée. Ainsi, ce n'est pas Néron que je rencontre, mais l'Idée du peuple romain. Molino explique cela en citant V. Cousin :

« Messieurs, un grand homme, dans quelque genre que ce soit, à quelque époque du monde, dans quelque peuple qu'il paraisse, vient pour représenter une idée, telle idée et non pas telle autre, tant que cette idée a de la force et vaut la peine d'être représentée, pas avant, pas après […] Qu'est ce qu'en effet un grand homme ? L'instrument d'une puissance qui n'est pas la sienne ; car toute puissance individuelle est misérable, et nul homme ne se rend à un autre homme, il ne se rend qu'au représentant d'une puissance généralenote 5. »

Ainsi, dans Quo Vadis ?, Néron, la grande figure historique, n'est pas conservé comme individu. Il n'est pas le personnage principal de l'oeuvre : il semble bien plus incarner l'idée du pouvoir tyrannique. Face à lui, se dresse un héros collectif, la masse des chrétiens, représentée par Saint Pierre. L'opposition entre ces deux héros symbolise l'opposition entre deux grandes idées que sont le paganisme et le christianisme, mais aussi la tyrannie et la liberté. Dans le roman, alors que l'empire romain semble mourir, la société chrétienne se développe et attire de plus en plus de personnes. Sienkiewicz a donc voulu signifier que toute domination n'est pas inébranlable ; l'opposition, la révolte sont toujours possibles. De là à ce que Quo Vadis ? soit un roman patriotique, il n'y a qu'un pas.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux