Un roman teinté de patriotisme et d'espoir

Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'échec de l'insurrection de 1863 a amené à une révision radicale des attitudes politiques et littéraires. Le rêve d'indépendance s'écroule : c'est alors que de jeunes Varsoviens prennent le nom de « Positivistes » d'après un terme introduit par Auguste Comte. Ils adoptent une attitude de résignation, réagissant contre le passé infortuné, et désirant mettre en place des réformes sociales ; ils veulent développer l'industrie, le commerce et promouvoir l'éducation. Ils expriment leurs idées dans une littérature romanesque de plus en plus pessimiste. Cependant, notons qu'ils excluent le roman historique jugé inutile et nuisible parce qu'il se tourne vers le passé et que les Positivistes exaltent dans leur littérature la marche vers le progrès.

Alors que ses premiers écrits se situent dans la lignée des Positivistes, Sienkiewicz change cependant de camp : il opère dans ses oeuvres un retour vers un passé national, valeureux et idéalisé, teinté de patriotisme et de religion. Alors que l'histoire de la Pologne se résume en luttes incessantes et en soulèvements, Sienkiewicz n'a pas oublié que sa nation avait aussi eu ses heures de gloire :

« Sienkiewicz pouvait-il oublier l'époque où la Pologne était, après la Russie, le second état de l'Europe par sa superficie ? L'époque où Sobieski délivrait Vienne des Turcs et bientôt la Hongrie du joug des infidèles ? Pouvait-il rester sourd à la lointaine rumeur des batailles acharnées que ses ancêtres livrèrent aux hordes asiatiques où se mêlaient tartares et Cosaques ?note 1 »

Sienkiewicz rêve alors de récits grandioses mettant en scène des personnages héroïques. Tous ces souvenirs glorieux ont été pour notre auteur le point de départ de sa trilogie devenue célèbre pour le peuple polonais. Celle-ci a été écrite en réaction contre les Positivistes, qui ne se souciaient guère des grands coups d'épée et des intérêts de la noblesse, préférant des réformes qui auraient amélioré la situation matérielle et culturelle des humbles.

Sienkiewicz s'est ainsi fait connaître par ses prises de positions « anti-Zola ». Opposé au réalisme social, Sienkiewicz s'insurge contre la bassesse de sentiments de ces Rougon et de ces Macquart, arrivistes et profiteurs : comment pouvait-on donner en lecture au bon peuple de tels romans éclaboussés par le vice et le pragmatisme ? Ce qu'il reproche à Zola, c'est de ne pas avoir de héros exemplaires à opposer aux turpitudes humaines. Dès lors, nous pourrions nous risquer à voir dans Quo Vadis ? un modèle pour la Pologne opprimée. La fin du roman retraçant la chute de Néron, suite au soulèvement de Galba, pourrait être conçue comme un espoir de se libérer du joug de l'empereur : « Ainsi passa Néron comme passe la rafale, la tempête, le feu, la guerre ou la peste …note 2 » Les dernières lignes du roman sonnent la promesse de jours meilleurs.

Sienkiewicz pense que « l'écrivain doit être le bon médecin qui verse un baume sur les plaies ». Daniel Beauvois rapporte à ce sujet les dires de l'auteur lui-même : « Le roman doit donner force à la vie et non la miner ; l'ennoblir et non la salir ; porter la bonne nouvelle, non la mauvaise. » En 1895, il écrit à un ami :

« Mon roman va atteindre, par la force des choses, les dimensions d'une grande épopée chrétienne pleine de types divers. Je convertirai Vinicius qui est un violent. Je montrerai Lygie sur les cornes d'un aurochs, mais tous les deux seront réunis, une fois convertis, car il faut qu'au moins dans la littérature il y ait plus de charité et de bonheur que dans la réalité. Ainsi les livres peuvent être la consolation de la vie, comme le fut jadis la philosophie …»

Littérature et espoir sont donc indissociables pour Sienkiewicz, qui en revient finalement dans toutes ses oeuvres à dépeindre une société où s'affrontent les classes dirigeantes, occupées surtout de leur plaisirs, et les classes inférieures se débattant dans la misère. Dans Quo Vadis ?, Sienkiewicz exprime peut-être moins explicitement son patriotisme, mais son attachement à la Pologne reste tout de même très fortement marqué à travers les images de son pays « crucifié ».

En effet, Sienkiewicz est pour de nombreux Polonais le grand patriote qui les réconforte et leur redonne foi en l'avenir. L'exemple des premiers chrétiens est intéressant pour l'auteur : « Pour un Polonais vivant sous domination russe, l'idée du caractère rédempteur de la souffrance, du salut trouvé à travers les persécutions était une foi depuis l'époque romantique.note 3 » Sienkiewicz a donc souhaité toucher les Polonais en leur montrant qu'avant eux, un groupe d'hommes avait déjà subi des persécutions et avait réussi à vaincre un régime tyrannique. En dépeignant la communauté des premiers chrétiens aux Polonais, il stimule chez eux le sentiment d'appartenir à un peuple, d'autant plus que « la fidélité au catholicisme est, pour M.Sienkiewicz, une condition essentielle de la vie nationale de la Pologne. note 4 » Comme le signale Daniel Beauvois , en se comparant aux chrétiens de l'Antiquité, les Polonais avaient trouvé la force d'accepter la domination tsariste. C'est pour cette raison que Sienkiewicz a choisi de mettre en scène les persécutions chrétiennes : il a voulu montrer que le salut du peuple polonais sera possible par les persécutions dont il est victime.

Pendant la longue période où ils ont été assujettis à la Russie, à la Prusse et à l'Autriche, les Polonais ont entretenu dans le monde, l'idée de l'injustice qui leur était infligée :

« Durer, manifester par tous les moyens la pérennité de la « Question polonaise », fut le but de patriotes marqués, à partir de 1820, par l'exaltation romantique. C'est dire combien, au XIXe siècle, les gestes, le verbe, les symboles et les mythes devinrent consubstantiels à l'action.note 5 »

Ainsi, par ses romans, Sienkiewicz acquiert une grande renommée dans son pays et profite de cette autorité pour protester à chaque fois que la Pologne endure de nouvelles violences. Il réagira essentiellement par des lettres ouvertes : sa lettre ouverte à Guillaume II, sa lettre ouverte d'un Polonais à un ministre russe, sa lettre à la Baronne de Suttner, son enquête provoquée par le projet de loi prussien sur l'expropriation forcée, ainsi que sa réponse à un article de Björnson ont certainement contribué à façonner l'opinion de l'Europe en faveur de la Pologne.

Nous avons rappelé un pan de la carrière de Sienkiewicz afin de mieux comprendre la portée patriotique de son roman Quo Vadis ? Il est apparu que notre auteur a été très sensible au sort de sa patrie dans la vie comme dans la littérature. Wyzewa souligne même que les romans de Sienkiewicz « doivent leur popularité, surtout, à ce qu'ils sont nationaux, à ce qu'ils ont, avec toute l'impartialité de leur réalisme, une signification et une portée essentiellement polonaises note 6 ». Cependant, nous savons que Quo Vadis ? a obtenu un succès mondial et qu'il a notamment provoqué de vives réactions en France. Le succès général de Quo Vadis ? pourrait s'expliquer par ces propos de Marja Kosko :

« Et il arriva qu'en répondant aux aspirations de la société polonaise, Quo Vadis ? correspondait en même temps à un état d'esprit plus général, d'où la vogue du livre, non seulement en Pologne, mais dans tous les pays étrangers. Et par une curieuse transposition dans l'espace, il se trouvait être plus particulièrement l'expression des préoccupations les plus profondes du lecteur français de 1900note 7. »

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux