La France

L'esprit français de Sienkiewicz

Afin de comprendre comment Quo Vadis ? a pu plaire au public français, nous allons nous reporter à la théorie d'émile Faguet, que nous avions déjà rapidement évoquée. Celle-ci va permettre d'expliquer pourquoi le roman a eu un tel succès en France. Faguet pense qu'il faut que le roman historique remplisse certaines conditions pour être apprécié du public : la première est qu'il « ne doit chercher sa matière que dans des périodes de l'histoire relativement assez bien connues du lecteur » sans quoi « l'intérêt historique ruine ou plutôt empêche de naître l'intérêt proprement dit »note 1. Quo Vadis ? répond à cette première exigence. Dès les premières pages du roman, le lecteur est plongé dans l'Antiquité latine, sous le règne de Néron au premier siècle après Jésus Christ : cette période est alors au programme scolaire de l'époque. L'histoire est donc connue des lecteurs français et ne demande pas, pour être comprise, une érudition spéciale. De plus, le public a déjà eu l'occasion de lire des romans traitant de ce thème avant la parution de Quo Vadis ? Les noms de Pétrone, de Néron, de Sénèque qui apparaissent dès le début du roman, ne laissent donc pas insensible le lectorat français qui retrouve des faits et des personnages familiers.

La deuxième condition émise par Faguet est que « dans l'histoire qu'il [le roman historique] raconte, doit se trouver engagé un grand intérêt humain, une grande question d'ou dépendaient les intérêts de l'humanité d'autrefois et que l'humanité d'aujourd'hui est capable encore de comprendre et de sentir », à condition toutefois que le lecteur n'ait pas trop de peine à se sentir engagé. En faisant le récit du martyre des premiers chrétiens, Quo Vadis ? intéresse le lecteur français : la question religieuse est encore d'actualité (comme nous le verrons dans notre dernière partie). Ainsi, le roman de Sienkiewicz semble avoir rempli les deux exigences émises par Faguet, cela explique en partie les raisons pour lesquelles l'oeuvre a plu au public.

Mais Quo Vadis ? apparaît aussi comme un roman s'inscrivant dans la lignée des grands romans français, le lecteur n'étant à aucun moment désorienté. Tout d'abord, le titre même du roman est évocateur et intrigant pour le lecteur français, puisqu'il évoque un souvenir légendaire : il renvoie à la célèbre légende selon laquelle Saint Pierre, fuyant Rome lors des persécutions de Néron, rencontra Jésus-Christ venant à sa rencontre. Pierre lui demanda « Quo vadis, Domine ? » (« Où vas-tu, Seigneur ? ») et Jésus lui répondit qu'il se rendait à Rome pour y être crucifié une deuxième fois. De plus, le roman a été écrit en grande partie en France, et les sources historiques utilisées par Sienkiewicz sont pour la plupart empruntées aux historiens français. Sa manière d'écrire à la fois romantique et réaliste rappelle inévitablement les auteurs français du XIXe siècle, comme le souligne Louis Maigron : « Il n'y a peut-être pas à l'heure actuelle d'écrivain étranger qui ait été à ce point façonné par notre influence, affiné par notre art, et qui, tout en restant foncièrement étranger, c'est?à?dire original, soit par tant de côtés si nettement françaisnote 2 . »

Mais surtout, le personnage de Pétrone a été considéré comme l'exemple parfait du dilettante français. Il est le premier personnage mis en scène dans le roman, et ses premières attitudes et paroles montrent un homme qui a du goût : il « chauffe son hypocaustum avec du bois de cèdre saupoudré d'ambre parce qu'[il] préfère les bonnes odeurs aux mauvaises note 3 ». Il possède un esprit brillant, raffiné et subtil à la fois : lorsqu'il parle d'un livre de Veiento qui a fait scandale parce qu'il s'agit d'une satire, et dans lequel il figure, Pétrone précise avec finesse : « l'auteur s'est trompé : car je suis en même temps plus mauvais et moins plat qu'il me représente. (…) Mais j'ai encore cet avantage de savoir distinguer ce qui est laid de ce qui est beau tandis que, par exemple, cette Barbe d'Airain de Néron, à la fois poète, cocher, chanteur, danseur et histrion, en est incapable note 4 .» Edmond Lemaigre a affirmé à propos de Pétrone que :

« Ce dilettante tout moderne, avec sa grâce un peu nonchalante dans laquelle on devine la force, avec son indifférence de tout ce qui n'est pas la beauté, cet « Arbitre des élégances », devait plaire, c'était indiqué, aux Français d'aujourd'hui, beaucoup plus, j'en suis sûr, qu'aux lecteurs polonaisnote 5 . »

En nous reportant à l'étude menée par Marja Kosko, nous apprenons que de nombreux écrivains et critiques ont constaté l'esprit français qui habite Pétrone. Abel Mansuy, dans un article consacré à « Sienkiewicz et ses affinités françaises », écrit que « Pétrone a plu aux Français par ce tempérament d'homme de goût, ce tact simple, aisé, hostile à l'emphase, sorte de parisianisme anticipé qui trahit chacun de ses actesnote 6.» D'autres ont trouvé que l'Arbitre des élégances était modernisé, en plus d'être francisé : on le compare au dilettante de fin de siècle, comme nous le montre la citation de Lemaigre. Pétrone apparaît comme un esthète, il est voluptueux, nonchalant et sceptique. Marja Kosko souligne même que l'on retrouve dans ce personnage ce qui caractérisait le dilettante de l'époque, à savoir cette « disposition de l'esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes, sans nous donner à aucunenote 7 ». Il semble que Pétrone ait même incarné pour le public français des véritables dandys comme le duc de Morny ou Barbey d'Aurevilly.

Sienkiewicz semble donc posséder un tempérament latin, et Quo Vadis ? apparaît aux Français comme un roman comportant de nombreuses similitudes avec de grandes oeuvres françaises, dont le sujet est l'Antiquité. En lisant Quo Vadis ?, le lecteur a plutôt eu l'impression de lire un autre roman historique français, dans la lignée des Martyrs de Chateaubriand ou de L'Antéchrist de Renan. Ainsi, on trouve que Sienkiewicz a beaucoup d'affinité avec l'esprit français, et nous pouvons penser que c'est ce qui a certainement contribué à son immense succès. Mais c'est aussi ce qui lui a valu de nombreuses critiques négatives : son manque d'originalité est dénoncé. On assiste alors à toute une vague d'accusations contre l'auteur polonais. Malgré les interventions de Sienkiewicz qui se défend de ces attaques et qui cite lui-même les sources dont il s'est inspiré, ces reproches de pastiches ne cesseront d'être d'actualité chaque fois qu'il sera question de Quo Vadis ?

Pourtant, aucune étude n'est faite par les détracteurs pour prouver ces accusations. De plus, il faut faire attention à distinguer plagiat et intertextualité. En effet, Sienkiewicz s'est plus ou moins consciemment inspiré d'oeuvres sur l'Antiquité. Marja Kosko souligne très justement que « pour ce qui concerne les historiens français modernes, il est difficile de dire dans quelle mesure ils ont contribué à l'élaboration de Quo Vadis ?, puisque eux-mêmes avaient également puisé aux sources antiques qui servaient de base à Sienkiewicznote 8 (…) » Par conséquent, la plupart des accusations de plagiat ne sont pas fondées.

De plus, il semble évident que les lecteurs ont pris un certain plaisir à rechercher des allusions à des oeuvres qu'ils connaissaient, en lisant Quo Vadis ? Par conséquent, le roman n'est pas passé inaperçu en France, et que bien au contraire, il a déclenché une véritable polémique. Ce qui importe, c'est que l'oeuvre de Sienkiewicz a touché le lectorat français, qui a ressenti les affinités de l'auteur polonais avec la culture latine et française. Nous allons voir à présent que Quo Vadis ? offrait également au lecteur de 1900 de possibles analogies avec son époque, à savoir le XIXe siècle finissant.

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux