La question religieuse
Un problème religieux actuel
Comme nous l'avons précédemment évoqué, selon émile Faguet, pour qu'un roman historique soit parfaitement conçu, il faut que dans l'histoire racontée, un « grand intérêt humain » soit engagé. Quo Vadis ? satisfait cette condition : la Rome des Césars est une grande époque classique et la naissance du christianisme marque une évolution capitale de l'humanité. Le lecteur aime se retrouver dans cette humanité dont on lui raconte la destinée. Si nous lui représentons, comme le fait Quo Vadis ?, les débuts sanglants du christianisme, le public français est intéressé, d'autant plus que la lutte avec l'Eglise est encore une question d'actualité à cette époque. En effet, selon Marja Kosko, on assiste, au moment où est publié Quo Vadis ? en France, à une « renaissance religieuse qui s'affirmait depuis quelques temps » :
« Les dernières années du XIXe siècle marquent une réaction contre le positivisme et le matérialisme ; le mouvement néo-chrétien fait des progrès rapides que les historiens de la littérature sont unanimes à signaler, et chose curieuse, l'admiration du public pour Quo Vadis ? est considérée comme une des manifestations les plus caractéristiques. C'est que, sans être d'une inspiration religieuse très profonde, 1'oeuvre de Sienkiewicz, en affirmant la victoire de l'esprit sur la matière, de l'idéal chrétien sur la puissance terrestre de l'empire romain, était appelée à conquérir le suffrage de bien des lecteurs, qu'avaient ébranlés l'inquiétude et le doute.note 1»
Le caractère chrétien du livre a donc contribué à son succès. Mais il est d'abord nécessaire de rappeler l'histoire religieuse de la France du XIXe siècle, afin de mieux saisir la portée du roman.
L'Eglise est confrontée au XIXe siècle à de grands bouleversements :
- La déchristianisation amorcée au XVIIIe siècle s'amplifie au XIXe siècle, entraînant un changement des mentalités.
- Napoléon III mene une politique d' « union du Trône et de l'Autel ».
- « Age du scientisme », foi totale en la science (Renan, Auguste Comte, Darwin).
- Développement de l'anticléricalisme (cléricalisme : interventionnisme du clergé dans la société pour y diffuser son idéologie et y faire prévaloir son pouvoir. L'anticléricalisme consistait à agir contre ces prétentions. La chose était ancienne mais l'avènement du positivisme et du scientisme avait considérablement renforcé le courant).
- Processus de laïcisation
Le choix de l'Antiquité par Sienkiewicz et du siècle de la propagation du christianisme, a permis de mettre en exergue un problème de société majeur : la lutte de l'Etat et du clergé, le scepticisme croissant opposé à une renaissance religieuse. Le lectorat français, dans ce contexte de troubles, a vu dans Quo Vadis ? une analogie avec la situation religieuse de la France, appréciant le livre tel un roman d'actualité. Le critique Teodor de Wyzewa a souligné l'étroite familiarité qui lie le sujet même du livre au public français :
« Quo Vadis ? est, à coup sûr, de tous les romans de M. Sienkiewicz, le mieux fait pour nous intéresser et pour nous émouvoir. Le sujet qu'il traite, nous est, d'avance, familier : et, quand il met en scène, sous nos yeux, Néron et l'apôtre Saint Pierre, quand il nous dépeint les premières luttes de la civilisation romaine et de l'esprit chrétien, nous sommes disposés d'avance à lui prêter d'avance la même attention que s'il était écrit expressément pour nous par un auteur français.note 2 »
Ainsi, Sienkiewicz a traduit un conflit actuel qui existait au XIXe siècle : il évoque le passé pour mieux comprendre le présent. Quo Vadis ? présente à la fois le monde chrétien et sa doctrine, et le monde païen sceptique face à la religion nouvelle, son but étant de réhabiliter le sentiment religieux.