Récéption

Accueil particulier fait à Quo Vadis ? en France

Un succès populaire remarquable

Il faudra attendre 1900, soit plusieurs années après sa parution en Pologne, pour que Quo Vadis ? paraisse en France. C'est la Revue Blanche des frères Natanson qui publie le roman le 19 juin 1900. C'est alors un succès considérable, le nombre d'éditions ne cesse d'augmenter, si bien que rapidement le livre atteint des records de tirage impressionnants. Commence alors la vogue de Quo Vadis ? qui appartient plus à la chronique des faits du jour qu'à la chronique littéraire, comme le souligne Marja Kosko dans son étude sur La Fortune de Quo Vadis ? de Sienkiewicz en France. En effet, on assiste à un véritable phénomène de mode : pour ne donner qu'un aperçu de son étendue, on parlera d'une véritable épidémie, Quo Vadis ? ayant donné son nom à des produits en tout genre comme des bonbons ou des chapeaux. Les publicités se multiplient ainsi que les notes dans les quotidiens qui y trouvent un moyen facile de gagner de l'argent. Plus qu'un succès de librairie, c'est un succès commercial.

Plusieurs traductions françaises fleurissent alors, celle de B.Kozakiewicz et de J.-L.de Janasz étant la seule autorisée par l'auteur et à partir de laquelle les critiques jugeront le roman (c'est la version éditée dans la Revue Blanche). Une deuxième traduction est à prendre en compte, celle de E.Halpérine-Kaminski chez Flammarion qui est reconnue aujourd'hui comme une version intégrale mais qui à l'époque n'a pas eu l'autorisation d'être publiée. On adapte par la suite Quo Vadis ? au théâtre, à l'opéra, au cinéma. Il inspirera également quelques écrits et quelques tableaux. Cependant, il faut bien noter que la publicité dont a bénéficié le roman n'est que la conséquence de son succès et non sa cause, nous allons donc essayer de comprendre quelles sont les raisons de cet enthousiasme du grand public et considérer les qualités propres à l'oeuvre qui lui ont valu quelques critiques laudatives venant d'une partie du milieu littéraire.

Selon Marja Kosko, c'est d'abord « un heureux concours de circonstances. Quo Vadis ? venait à son heure comme roman historique, comme roman chrétien et comme roman étranger ». En France, les lecteurs se lassent du réalisme zolien qui est tout simplement démodé. C'est alors que le roman historique refait son apparition dans cette période ou aucun grand courant ne s'impose véritablement. Quo Vadis ? répondait aux exigences de l'époque : il fallait qu'un roman historique traite d'un temps passé suffisamment connu de tous afin de pouvoir lire sans être gêné par l'érudition de l'auteur. Ainsi, les premières pages du roman plongent le lecteur dans l'Antiquité latine, sous le règne de Néron au premier siècle après Jésus Christ, période qui était au programme scolaire de l'époque. L'histoire est donc connue des lecteurs français qui, de plus, avaient déjà eu l'occasion de lire des romans traitant de ce thème avant la parution de Quo Vadis ?. Les noms de Pétrone, de Néron, de Sénèque qui apparaissent dès le début du roman, ne laissent donc pas insensible le lectorat français.

De plus, le roman aborde le thème de la lutte entre le christianisme et le paganisme : le roman met en scène la conversion de Vinicius au christianisme par amour pour Lygie. De nombreux lecteurs ont été séduits par ce souffle religieux alors que le mouvement néo-chrétien progresse en France. Il est également à remarquer que le titre même du roman a pu contribuer à attirer le public. En effet, il renvoie à une légende célèbre selon laquelle Saint- Pierre, fuyant Rome lors des persécutions de Néron, rencontra Jésus-Christ venant à sa rencontre. Pierre lui demanda « Quo vadis, Domine ? » (« Où vas-tu, Seigneur ? ») et Jésus lui répondit qu'il se rendait à Rome pour y être crucifié une deuxième fois. Le titre est donc intrigant pour le lecteur français, puisqu'il évoque un souvenir légendaire. De plus, cela remet à la mode le latin : les Parisiens se plaisent à employer ce genre d'expressions qui sont comme une marque de snobisme. Enfin, à la fin du XIXe siècle, on assiste à la vogue du roman étranger (et donc parallèlement à la crise du roman français). L'oeuvre de Sienkiewicz a donc aussi attiré le public par son origine polonaise.

Notons qu'en plus de ces circonstances favorables, Quo Vadis ? apparaît comme un roman qui s'inscrit dans la lignée des grands romans français, le lecteur n'étant à aucun moment désorienté. En effet, le roman a été écrit en France, et les sources historiques qu'a utilisées Sienkiewicz sont pour la plupart empruntées aux historiens français. Sa manière d'écrire à la fois romantique et réaliste rappelait inévitablement les auteurs français du XIXe siècle. Mais surtout, le personnage de Pétrone était considéré comme l'exemple parfait du dilettante français. Il est le premier personnage mis en scène dans le roman, et ses premières attitudes et paroles montrent un homme qui a du goût : il « chauffe son hypocaustum avec du bois de cèdre saupoudré d'ambre parce qu'[il] préfère les bonnes odeurs aux mauvaises ». Il a un esprit brillant, raffiné et subtil à la fois : lorsqu'il parle d'un livre de Veiento qui a fait scandale parce qu'il s'agit d'une satire, et dans lequel il figure, Pétrone précise avec finesse : « l'auteur s'est trompé : car je suis en même temps plus mauvais et moins plat qu'il me représente. (…) Mais j'ai encore cet avantage de savoir distinguer ce qui est laid de ce qui est beau tandis que, par exemple, cette Barbe d'Airain de Néron, à la fois poète, cocher, chanteur, danseur et histrion, en est incapable . » Ainsi, les lecteurs français trouvaient que Sienkiewicz avait beaucoup d'affinité avec l'esprit français, ce qui a certainement contribué à son immense succès.

En ce qui concerne l'accueil dans le milieu littéraire, quelques critiques ont fait un éloge de Quo Vadis ? On l'admire essentiellement pour son talent de romancier épique, pour son art de la dramatisation et pour ses peintures réussies de l'Antiquité : c'est le cas de Henri Rochefort, Adolphe Brisson, Louis Maigron et surtout de Paul Bourget. On apprécie également Sienkiewicz pour son souci d'érudition, sa méthode réaliste et bien documentée. On le félicite pour son habileté à avoir su renouveler le genre même du roman historique. Cependant, les critiques laudatives se révèlent être moins nombreuses que les critiques hostiles. Finalement, il y a eu très peu d'analyses du roman lui-même ; ce qui a suscité autant de réactions dans le milieu des lettrés, c'est moins le roman que le comportement de frénésie insensée du grand public.

Comment le roman fut à la fois admiré et sévèrement critiqué

Aucun des grands critiques académiciens n'a consacré d'études approfondies à Quo Vadis ? et la jeunesse littéraire le dénigre. Seules quelques remarques isolées condamnent violemment le roman. Les reproches concernent le caractère religieux du livre, son exactitude historique et son originalité. D'abord le milieu catholique juge le livre trop superficiel et finalement bien peu chrétien, il reproche à l'auteur de peindre avec plus de force le paganisme que le christianisme, il trouve que certaines scènes sont indécentes et aurait souhaité que le livre se termine sur une scène de martyre. D'autre part, on a assisté à une attaque violente contre la Revue Blanche : Natanson était juif. Maurras aurait traité Sienkiewicz de « juif polonais » ; en résumé, les réactions racistes se sont aussi faites entendre dans cette France qui avait été marquée, il y a peu de temps, par la bataille des dreyfusards contre les anti-dreyfusards. Ce sont les milieux rationalistes et anti-cléricaux qui jugent le roman avec le plus de sévérité. On reproche à l'auteur de ne pas avoir représenté l'Antiquité objectivement, de s'être trop éloigné de la vérité historique.

Egalement, on critique son manque d'originalité. « Faguet, Doumic, Lemaitre n'ont que sarcasmes pour la valeur littéraire de Sienkiewicz. » On assiste alors à toute une vague d'accusations contre l'auteur polonais : Brunetière affirme le premier que Sienkiewicz a plagié les grands auteurs français. Il aurait ainsi plagié les Martyrs de Chateaubriand, l'Acté de Dumas père et l'Antéchrist de Renan ; on lui reproche en plus d'avoir emprunté les procédés d'écriture de Flaubert. Malgré les interventions de Sienkiewicz qui se défend de ces accusations et qui cite lui-même les sources dont il s'est inspiré, ces reproches de pastiches ne cesseront d'être d'actualité chaque fois qu'il sera question de Quo Vadis ? Pourtant, aucune étude n'est faite par les détracteurs pour prouver ces accusations. De plus, il faut faire attention à distinguer plagiat et intertextualité. En effet, Sienkiewicz s'est plus ou moins consciemment inspiré d'oeuvres sur l'Antiquité parues avant lui. Marja Kosko souligne très justement que « pour ce qui concerne les historiens français modernes, il est difficile de dire dans quelle mesure ils ont contribué à l'élaboration de Quo Vadis ?, puisque eux-mêmes avaient également puisé aux sources antiques qui servaient de base à Sienkiewicz (…) » Par conséquent, la plupart des accusations de plagiat n'était pas fondée. De plus, il parait presque évident que les lecteurs prenaient un certain plaisir à rechercher des allusions à des oeuvres qu'ils connaissaient. Ce qui énerva surtout le milieu lettré, c'est que « le grand public avait osé devancer la critique en assurant avec trop d'éclat et trop précipitamment le triomphe de l'auteur ». Il est alors nécessaire de se demander pour quelle raison plus profonde on a assisté à cette vague d'attaques et d'acharnements contre Quo Vadis ?

Comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, la France connaît à cette époque la vogue du roman étranger. Ce phénomène a eu par conséquent des répercussions sur le plan économique : la mévente des livres inquiéte beaucoup le milieu lettré. Cette importation de la littérature étrangère n'effraie pas uniquement les critiques, les écrivains et les éditeurs pour cette raison, elle fait peur parce qu'ils se sentent indignés, ignorés aux dépens de tous ces auteurs étrangers. C'est donc à juste titre que l'on peut parler de « patriotisme littéraire », de « réaction protectionniste . » Au milieu des nombreuses oeuvres étrangères, Quo Vadis ? est de loin celle qui avait obtenu le plus grand succès auprès du public. C'est la raison pour laquelle ce sentiment s'est manifesté avec autant de vigueur à ce moment en France, le roman de Sienkiewicz étant jugé responsable de l'envahissement des littératures étrangères. Cet élan de nationalisme littéraire se manifeste surtout par la protestation d'Henry Bordeaux, romancier et critique, qui dénonce, comme l'indique le titre de sa protestation parue dans Le Correspondant, « l'invasion étrangère dans la littérature française. » Ces attaques montrent donc à quel point la France de cette époque « a souvent eu tendance à voir dans les écrivains étrangers des imitateurs plus ou moins directs de sa littérature (…) » Quo Vadis ?, c'est donc l'histoire d'un succès trop rapide qui provoqua nombres de critiques acerbes parce que le milieu lettré n'avait pas eu le temps d'étudier l'oeuvre en profondeur et d'émettre un avis objectif sur les qualités et les défauts de ce roman.

Conclusion

Quo Vadis ? est un roman qui a connu une destinée tout à fait singulière puisqu'il fut autant admiré que critiqué selon le pays dans lequel il a été lu. La Pologne a considéré ce roman comme un des plus grands de Sienkiewicz au moment où il a paru, alors que l'auteur était déjà célèbre dans le pays aussi bien pour sa littérature que pour ses prises de positions politiques ; il apparaissait comme le grand défenseur de la nation. Le public qui avait déjà apprécié sa trilogie héroïque, apprécia cette nouvelle épopée dans laquelle était stigmatisé le peuple polonais. Sienkiewicz a certainement voulu montrer que toute domination n'est pas inébranlable ; l'opposition, la révolte sont toujours possibles.

En France, le roman a été un des plus grands succès de librairie et pourtant il a été violemment critiqué par le milieu des lettrés : le succès populaire de ce livre leur avait paru suspect et avait réveillé tout un ensemble de problèmes : les uns craignaient une offensive du néo-christianisme, les autres appréhendaient le danger du dilettantisme, d'autres encore ne supportaient pas le succès d'oeuvres étrangères. Il serait juste de dire que finalement presque personne n'a considéré Quo Vadis ? du point de vue purement littéraire. Ce succès soudain d'une oeuvre étrangère a eu pour conséquence de détourner les critiques français de la littérature polonaise : fait à regretter. Peut-être auraient-ils pu apprécier le roman s'ils avaient lu toute l'oeuvre de Sienkiewicz en la replaçant dans son contexte.

Enfin, qu'en est-il du roman aujourd'hui ? Après ces années d'engouement et d'attaque, on parle beaucoup moins de ce roman historique. Après la seconde guerre mondiale, l'oeuvre est toujours considérée comme médiocre, de sorte que, sur le marché parisien, Quo Vadis ? n'existe que dans les éditions pour la jeunesse, incomplètes quand elles ne sont pas tout à fait illisibles. Ainsi, selon Daniel Beauvois, « on continuera à critiquer Sienkiewicz, feuilletoniste impénitent, mais on lira toujours Quo Vadis ?. Agnostiques ou chrétiens, rigoristes ou esthètes, laissons nous prendre à cet étrange livre qui, depuis 1895, enflamme les imaginations . »

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux