Traduction

Les autres versions de Quo Vadis ?

Parallèlement aux deux traductions dont nous venons de parler, paraissent plusieurs autres traductions françaises, de moindre importance. La baronne de Baulny publie en Suisse, en 1900, une traduction française avec les illustrations d'un dessinateur viennois, Rothaug. Selon Daniel Beauvois, la baronne résume plus qu'elle ne traduit. On trouve également une version de Quo Vadis ? publiée chez Garnier en 1904. Il s'agit d'une traduction de A. de Roncey, illustrée par Tofani, qui se veut une « nouvelle traduction complète » et qui a la prétention de se distinguer « de toutes celles qui ont paru jusqu'à ce jour, par sa scrupuleuse fidélité ». Marja Kosko comme Daniel Beauvois sont d'accord pour dire que cette traduction est bien inférieure à celle de Kozakiewicz du point de vue de la langue et de la fidélité au texte original. Enfin, en 1913, la « Collection Nelson » fait paraître le roman dans la version de Regor des Sennerav, abrégé et transformé, réduit à 378 pages, « et qui ne donne qu'une bien faible idée de l'original ».

Marja Kosko établit un récapitulatif des autres traductions de Quo Vadis ? qui sont avant tout des adaptations populaires « sans aucune valeur littéraire ». Elle cite alors la version de Picard en 1907, celle de Ferenzy qui paraît d'abord chez l'éditeur du même nom puis chez Albin Michel en 1909, celle de Roman Slawsky chez Rouff dans le «  Nouvelle Collection » puis dans la collection « Ma Bibliothèque » en 1927-1929, et celle qui paraît chez Hachette, en version abrégée pour la jeunesse.

Nous voyons donc à quel point le roman de Sienkiewicz a été sollicité par les éditeurs français qui n'ont pas hésité à publier des versions qui n'ont presque plus rien en commun avec le texte original. Touts ces éditeurs ont publié le roman sans l'autorisation de l'auteur, et sans tenir compte de ce qu'ils lui devaient financièrement. Sienkiewicz était conscient de ces problèmes, comme il l'a affirmé dans une lettre à Boyer d'Agen :

« De même en France, hormis la traduction de Kozalciewicz et de Janasz (la seule qui soit autorisée par moi), il en existe je ne sais combien d'autres qui se vendent comme éditions de luxe ou comme éditions populaires à un franc ou à cinquante centimes. Il ne peut être question de contrôle, car il n'existe aucune convention littéraire entre la Russie et le reste de l'Europe. On traduit donc mes livres dans tous les pays, sans demander l'autorisation de l'auteur et comme de raison sans s'inquiéter de ses honoraires. »

En France, rappelons que Quo Vadis ? connaît à l'époque un succès considérable. On assiste à un véritable phénomène de mode, les publicités se multiplient ainsi que les notes dans les quotidiens qui y trouvent un moyen facile de gagner de l'argent. Plus qu'un succès de librairie, c'est un succès commercial. Il n'est donc pas étonnant de trouver autant de versions différente de l'oeuvre de Sienkiewicz en France : la traduction de Quo Vadis ? constitue un gain trop important pour que les éditeurs parisiens y renoncent par égard à des considérations d'ordre moral.

Les problèmes liés a la traduction

Nous allons nous intéresser de plus près à cette première traduction de Quo Vadis ? qui n'est pas une version complète, mais qui reste la seule traduction autorisée par l'auteur, et celle sur laquelle les critiques jugeront le roman. Nous allons nous appuyer sur l'étude menée par Marja Kosko dans son livre intitulé La fortune de Quo Vadis ? de Sienkiewicz en France. Marja Kosko montre que la version de la Revue Blanche a tronqué, voire supprimé, certains passages. Il s'agit pour l'essentiel de passages qui se rapportent au caractère chrétien du livre : « Les chapitres les plus abrégés sont les quatre derniers de la première partie et les cinq premiers de la seconde - soit à partir du moment ou Vinicius doit se rendre avec Chilon à l'Ostrianum, jusqu'à la guérison de Vinicius dans la maison de Myriam. » 

Ainsi, Kosko cite quelques exemples de ces coupures : le monologue de Chilon sur la religion du Christ lors d'un repas chez Vinicius, qu'il doit accompagner à l'Ostrianum, est entièrement supprimé. Plus tard, à l'Ostrianum, le passage qui relate l'impression produite par le discours de Pierre sur Vinicius est supprimé. Certains passages sont réduits : c'est le cas du moment où Vinicius médite sur la religion chrétienne et en conclut que ce n'est pas une religion faite pour lui. Selon Kosko, ce passage de quatre pages dans le texte original, est réduit à quatorze lignes dans la traduction.

Une autre partie du livre est tronquée : il s'agit du moment où Vinicius cède au désespoir et au doute après l'emprisonnement de Lygie. Le passage qui relate le doute du héros lorsqu'il voit échouer toutes ses tentatives pour sauver la jeune fille est entièrement supprimé. Certains détails sont omis, comme lorsque Vinicius décide d'aller faire des démarches auprès des deux premiers maris de Poppée. D'autres passages sont encore réduits : celui ou Vinicius retrouve une foi plus profonde après l'épisode des torches de Néron. Le texte original de 35 lignes est réduit à 12 lignes.

Les coupures ne sont pas le seul procédé employé par les traducteurs. Ils ont également recours à un processus de « condensation » qui consiste à rendre certaines phrases longues du texte original en phrases plus courtes. Selon Kosko, « souvent ce n'est qu'une conséquence des particularités de la langue française qui se prête naturellement à des constructions plus concises . » Nous pouvons nous reporter à un exemple qu'elle cite, voici le texte polonais :

« Après avoir écrit quelques mots sur une tablette recouverte de cire, il [Vinicius] la remit à Pétrone qui donna des ordres pour qu'on l'expédiât immédiatement à la maison de Vinicius. Puis ils passèrent dans le péristyle intérieur et, assis sur un banc de marbre, se mirent à causer. »

Et voici la traduction :

« Le contre-ordre expédié, ils passèrent dans le péristyle intérieur et s'assirent sur un banc de marbre pour causer. »

Enfin, Marja Kosko souligne que les traducteurs ont parfois eu tendance à supprimer certaines répliques courtes lors des dialogues, déformant ainsi le texte original et l'abrégeant en simple tirade.

Notons que principalement, les passages du roman qui ont été supprimé, réduits ou modifiés, portaient sur le caractère chrétien du livre. Tout ce qui se rapporte à Néron, à sa cour, à la vie des romains, en résumé, tout ce qui concerne le caractère païen du roman a été fidèlement conservé. Il nous faut dons souligner, en premier lieu, que les traductions intégrales étaient très rares à l'époque, surtout en France. En second lieu, rappelons que les critiques ont loué la traduction de Kozakiewicz qui, d'un point de vue de la langue, est « parfaitement correcte, élégante, se distinguant de la majorité de celle qu'on a coutume de servir au public de tous les pays [...] » Ainsi, Casimir Stryienski constate que « la traduction [...] est tout à fait remarquable ; on croit presque lire une oeuvre originale » et Wyzewa parle de « l'excellente traduction de Quo Vadis ? qu'ont publiée ces jours-ci MM.Kozakiewicz et de Janasz ». Ces remarques ont leur importance lorsque l'on sait que de nombreux critiques ont sévèrement jugé Quo Vadis ?. En effet, il serait inexact de faire retomber le poids de leur opinion défavorable sur l'insuffisance de la traduction.

La version de la Revue Blanche a donc été la plus diffusée et celle à laquelle s'est reportée non seulement la critique littéraire, mais aussi les adaptateurs de drame ou d'opéra. Cette version a été publié chez divers éditeurs, comme chez Lethellieux, qui a fait paraître une version expurgée en 1901. La même version paraît chez Flammarion à partir de 1904. En 1910, elle paraît aux éditions Lafitte, en version très abrégée puisque le roman ne comporte plus que 96 pages. Enfin, en 1912, nous retrouvons cette traduction en commentaire à un album intitulé Quo Vadis ?, de Henryk Sienkiewicz, en tableaux de Jean Styka. La version de la Revue Blanche reste indéniablement la version la plus répandue en France.

Lors de notre étude de la première traduction de Quo Vadis ?en France, les problèmes liés au processus de traduction sont clairement apparus. En effet, depuis toujours, la traduction est un exercice périlleux, oscillant entre intuition et méthodologie littéraire, voire méthode scientifique. Il convient donc de rappeler qu'un certains nombre de problèmes inhérents à la traduction se posent au traducteur qui doit opérer des choix. Dans le cas de la version de Kozakiewicz, nous avons vu essentiellement que les procédés utilisé sont les coupures, les réductions, et les concisions. Le traducteur risque alors principalement l'appauvrissement quantitatif de l'oeuvre. Cependant, le processus de traduction peut engendrer bien plus que cela, il peut provoquer un appauvrissement qualitatif, il risque aussi de détruire les rythmes, de ne pas restituer l'hétérogénéité d'un récit, de détruire des réseaux signifiants sous-jacents ou de ne pas rendre correctement un phrasé oral ou écrit. Nous comprenons à quel point l'exercice de la traduction est difficile et pointilleux. De plus, si nous nous reportons à la théorie d'Antoine Berman, (du moins à celle qu'il soutient), nous pouvons affirmer que :

« Il est sans cesse question de fidélité et de trahison. « Traduire, écrivait Franz Rosenzweig, c'est servir deux maîtres. » Telle est la métaphore ancillaire. Il s'agit de servir l'oeuvre, l'auteur, la langue étrangère (premier maître), et de servir le public et la langue propre (second maître). Ici apparaît ce qu'on peut appeler le drame du traducteur . »

Si le traducteur reste fidèle exclusivement au texte original, il trahit sa propre langue et les siens, et s'il adapte l'oeuvre étrangère dans sa langue, il trahit irrémédiablement la culture étrangère. Ce paradoxe est parfaitement exprimé dans l'attitude de Sienkiewicz envers la traduction de Quo Vadis ?. En effet, alors que la Revue Blanche veut publier une version abrégée du roman, Sienkiewicz réagit vivement : il écrit dans une lettre adressée à Kozakiewicz qu'il ne conçoit pas que son oeuvre soit tronquée.

« ...je sais bien que l'on ne tolère pas en France de roman excédant un volume moyen, mais je ne pense pas en tenir compte. S'ils ne le tolèrent pas, il y a un remède très simple : que les éditeurs ne m'éditent pas et que le public ne me lise pas. Je n'ai aucunement l'intention de me conformer, ni me plier au goût étranger, je préfère tout simplement n'être pas connu, ni traduit, ni lu, comme je l'étais jusqu'à présent . »

Cependant, un an après cette lettre, en 1901, Sienkiewicz se montre plus tolérant envers la traduction de Kozakiewicz. Il lui écrit dans une lettre :

« ...je lis avec attention vos traductions et vous déclare franchement qu'elles me paraissent excellentes, malgré toute la difficulté des originaux. J'ai toujours l'impression qu'elles sont exécutées non seulement dans le respect du coloris, avec aisance et panache, mais aussi avec conscience et amour. Quant aux coupures, j'ai simplement admiré l'habileté avec laquelle elles ont été pratiquées, c'est véritablement un art que d'éliminer tant de passages et de conserver le fil et l'enchaînement logique des choses. Pour tout cela je ne peux que vous être et suis vraiment et cordialement reconnaissant . »

L'auteur a donc exprimé deux avis qui se contredisent : d'un côté, il préfère ne pas être lu par le lectorat français si son oeuvre doit être coupée, et de l'autre, il approuve les efforts de traduction de Kozakiewicz : cela revient à dire qu'il veut à la fois ne pas « trahir » sa langue propre, sa culture et « servir » le public étranger, la langue étrangère. Le « drame du traducteur », s'il concerne en premier le traducteur, touche aussi indirectement l'auteur qui se préoccupe de l'évolution de son oeuvre à l'étranger.

Nota Bene:

Quo Vadis ? a connu un succès mondial. Nous avons passé en revue les différentes traductions françaises, mais le roman a été traduit dans une multitude de langues. Ainsi, en 1912, Sienkiewicz s'étonne lui-même dans une lettre adressée à Boyer d'Agen du nombre de langues dans lesquelles a été traduit son roman :

« Quant aux traductions de Quo Vadis ?, il est probable que leur nombre surpasse celui d e tous les autres romans. Car hormis les traductions publiées dans les langues fort répandues comme l'anglais, le français, l'allemand, l'espagnol, l'italien et même le russe, je possède des traductions suédoises, danoises, hollandaises, hongroises, slaves, portugaises, néo-grecques, arméniennes, finnoises, lithuaniennes (sic !) et bien d'autres. Une traduction de Quo Vadis ? a paru même au Japon, et l'année dernière j'ai reçu de l'éditeur Hilmi, de Constantinople, une traduction arabe . »

Biographie

Contexte

Réception

Traduction

Etude

  1. Représentation fidèle de l'Antiquité
    1. Point de vue historique
      1. La fascination de l'histoire
      2. L'exactitude historique
    2. Point de vue géographique
      1. L'espace extérieur
      2. L'espace intérieur
    3. Point de vue socioculturel
      1. La couleur locale
      2. Les moeurs
  2. Poétique de la restitution
    1. L'imagination créatrice
      1. Imbrication fiction/histoire
      2. La réécriture
    2. Un roman à multiples facettes
      1. Une représentation théâtrale
      2. Un mélange de tonalités
    3. Un oeuvre picturale
      1. Le jeu des couleurs
      2. La puissance d'évocation
  3. Antiquité et actualité
    1. La Pologne
      1. Symbolique de la Pologne opprimée
      2. Patriotisme et espoir
    2. La France
      1. Esprit français de Sienkiewicz
      2. Reflet d'un siècle finissant
    3. La question religieuse
      1. Un problème religieux actuel
      2. Réhabilitation du sentiment religieux